lundi 1 décembre 2008

Après-Minuit

"Après minuit commence la griserie des vérités pernicieuses." E. Cioran

Les heures de l'Après-minuit, celles des solitudes mélancoliques ou grisantes, naissances d'une lucidité fugace au parfum d'inachevé.
C'est lorsque les autres dorment que notre propre éveil permet de juste poser un court regard sur ce qui est ou ce que l'on croit. Se sentir étranger à soi-même pour "voir", démiurge observant sa construction imparfaite. On ne se découvre que seul, dans la tempête tassée de son âme. Affres des songes qui nous rongent et nous découvrent dans un même mouvement cathartique. La fuite vers la compagnie des hommes permet d'oublier cette clairvoyance qui autrement serait fatale: autant tenter de maintenir l'équilibre et s'embourber volontairement dans une vision trouble, donc plus supportable. Emplir son corps pour vider son âme, on ne compte plus les verres que nécessite l'opération. Qui de toute façon finira tôt ou tard en un indicible avortement.
Jusqu'à rétablir dans une solitude retrouvée une fragile harmonie.

Les heures de l'Après-minuit, baignant dans le fracas des voix qui s'élèvent toujours plus haut, portées par la délicieuse chaleur de l'alcool.
Celles du partage, des éclats, des excès. La joie, même si mirage et éphémère, à portée de main, tandis que l'amitié partage ses goulots. Coup de pied au cul du sommeil pernicieux et précoce, affirmation d'une vitalité autrefois contenue. Refaire le monde, invoquer les étoiles, côtoyer les anges. L'imprévu s'invite à chaque coin de rue, hasard bienvenu qui nous ensorcelle.
Jusqu'aux pas chancelants qui nous guident tant bien que mal jusque dans les bras d'une Morphée tourmentée.

Les heures de l'Après-minuit, celles des "imaginaires" plus vrais que nature, page après page, image après image, son après son. Celles de l'appétence pour le beau. Y plonger, aidé par le silence et la nuit, jusqu'à ce que le sommeil sépulcral absorbe temporairement cet autre monde qui aura été nôtre. Élévation des perceptions dans l'alcôve des ténèbres inspirés, inspirants. Ne plus retenir les mots et les pensées, pour en finir avec la pudeur du jour, faire jaillir ou recueillir, au choix. Accalmie extérieure qui entraîne le bouillonnement des idées, des sens, des appréciations.
Jusqu'à quitter le livre, terminer le film, éteindre la musique, ou poser la plume.

Les heures de l'Après-minuit, celles que j'aime jusque dans leur triste solitude.

dimanche 16 novembre 2008

Terminus


La nuit s'apprête à ensevelir la ville sous sa sombre toile, laissant transparaître les dernières lueurs tamisées de cette froide fin de journée hivernale. C'est l'heure à laquelle les lampadaires s'éclairent, prenant le relais des ultimes rayons solaires qui se meurent dans la grisaille et l'obscurité naissante. Les trottoirs, qui au petit matin scintillaient encore des milles éclats blancs de la neige tombée durant la nuit, ne sont désormais plus qu'un triste amas boueux dans lequel s'enfoncent les pas mal assurés des travailleurs regagnant leurs domiciles. Vendeurs, employés de bureaux et ouvriers se croisent, se dépassent, se bousculent parfois avant de reprendre leur marche. Dans les transports en commun, le silence est presque total. Regards fuyants et mines fatiguées qui se laissent bercer par le vrombissement du moteur ou l'insipide voix de la speakerine annonçant les arrêts, alors que bus et tramways se vident peu à peu de ces simulacres d'existence. Tempête tassée de mouvements, maelströms de phares poignardant la pénombre, le corps urbain anime ses membres, traversés dans leurs moindres orifices, parcourus par l'activité des microcosmes qui se hâtent. Au cœur de cet organisme fuligineux, la gare centrale aspire et rejette ses milliers de créatures au rythme des trains qui se succèdent, inlassablement.
Dans le bar qui fait face aux voies ferrées, c'est le calme plat. Tout au plus quelques coudes qui se lèvent pour quitter le comptoir l'espace d'un instant, mouvements indispensables à la seule activité qu'on connaît dans ce rade qui suinte la résignation. L'échec y a élu domicile, son odeur rance enfume les lieux, ses traits dessinent les visages, ses affres soulignent le mutisme ambiant. Le "Terminus". C'est ici que l'on accoste lorsque l'on a tout perdu, qu'on chavire sous le poids de la vie, qu'on coule sous celui de l'alcool. S'en emplir pour crever l'abcès... Cuites désabusées, solitaires, aphones... Inertie des perdants...
Ils sont trois, chacun sa table, chacun son verre. A quoi bon squatter le comptoir quand on a rien à se dire ? Un simple regard suffit, la compagnie d'un verre de bière aussi. De l'autre côté du comptoir, le constat d'échec est le même: patron et clients se retrouvent dans leur faillite. Reste qu'on est au chaud ici, c'est déjà ça. On se serait bien passé de ce souffle froid qui s'invite lorsque la porte s'ouvre, laissant alors entrevoir la massive silhouette d'un vieillard barbu. Qui s'avance vers le comptoir, accompagné des mornes regards des présents. Hormis sa grande valise, pas grand chose ne différencie le nouvel arrivant des habitués. Même tenue négligée, même manière de marcher, lente, résignée. Et pourtant il y a ce quelque chose dans le regard qui rappelle un bonheur autrefois entrevu et augure d'une once d'espoir en l'avenir. L'abdication n'a encore achevée son inébranlable besogne.
"On vous sert quoi ?"
"Rien, c'est moi qui suis là pour ça."
"Qu'est ce que tu veux le vieux ? "
"Je travaille pour une enseigne de spiritueux, j'ai des échantillons à faire goûter à vos clients si vous n'y voyez d'inconvénient..."
"Tant que j'y ai droit aussi..."
Déballage des bouteilles, qui contiennent un liquide verdâtre. Chacun la sienne, on boit. Pour le marketing faudra repasser. Et puis faire de la pub dans l'antre de l'échec, faut pas pousser non plus... Qu'importe, les flacons se vident. L'amertume de cette étrange boisson se mélange à celle des âmes, s'invite dans les gosiers qu'elle traverse. C'est fort, ça brûle, on se réchauffe. Le vieillard en profite aussi, et quelques luisantes gouttes vertes ornent sa longue barbe blanche désormais, conséquences d'une lampée hasardeuse. Malgré l'alcool, le silence persiste, religion des résignés.Pour l'apostasie faudra repasser plus tard.
En attendant, les tournées s'enchaînent, les réserves de flacons semblent inépuisables...
Soudain, un cri fuse: "Nom de Dieu, je suis totalement saoul !". C'est le client le plus âgé, véritable vétéran de la loose, champion de l'échec. Et comme par écho, d'autres voix s'élèvent: "Putain, c'est la plus grosse cuite de ma vie ! Elles sont bonnes tes bouteilles le vieux...". Les langues se délient, des conversations s'engagent. Un client se lève: pianiste raté, il titube jusqu'à l'instrument désaccordé du fond du bar, hasarde quelques accords. Du mineur uniquement, on ne se refait pas. Progressivement, les notes s'entrechoquent et se lient jusqu'à former une démoniaque danse mélancolique. Vagues regains de valses slaves copulant avec des tritons dissonants. Diabolus in musica. On danse, on chante, on revit. Le sol se couvre de verre, on boit à la russe désormais. Le vétéran de la loose tente d'allumer la barbe du vieillard à l'aide de son briquet. Celui-ci l'observe, souriant. Le patron commence à démolir ses propres chaises, s'évertuant à les utiliser comme projectiles pour atteindre un tableau perché au mur. Celui-ci représente la princesse Diana. "Crève, salope!".
A l'extérieur, les lumières des habitations s'éteignent progressivement, le silence s'installe, le sommeil s'invite. Quelques cris éparses résonnent au loin, vite couverts par le passage en gare d'un train de marchandises. Quelque part dans sa chambre, une jeune fille reluque quelques photographies, s'accrochant à ces fragments, reflets d'un amour inaccessible. Images en guise de sensations, le rêve s'accroche aux vaines espérances d'un partage de l'existence sinon d'une utopique proximité. Nuit blanche en perspective... Sur le parvis d'une église, quelques clochards frigorifiés viennent d'allumer un feu, partageant autour de la flamme leurs haleines fétides. Ici aussi, la nuit s'annonce longue.
Dans le bar, la fête bat son plein. On gueule, on danse, on s'amuse. Les murs font désormais office de latrines, on vomit allègrement sur les tables. Des années qu'on attendait cette catharsis refoulée, cet exutoire salvateur, alors on ne va pas s'embarrasser de convenances! Crever l'abcès, tout oublier au moins le temps d'une nuit, faire jaillir la vie retrouvée. Personne ne s'entend plus parler dans le tumulte infernal d'entre ces quatre murs. Une chaise vole par la fenêtre, le froid s'invite à la fête, qu'importe, ce soir il sera un joyeux compagnon lui-aussi.
Ces âmes qui ne contenaient que turpitudes se sont enfin vidées, le corps a pris le dessus. Les mouvements guident le cerveau, danses rédemptrices et hallucinées, cris expiatoires et animaux. Mais déjà, l'Après guette, s'immisce dans ce bonheur éphémère lorsque l'un des fêtards s'assoupit. Puis s'installe définitivement lorsqu'il n y a plus rien à boire, juste une dernière cigarette à fumer. Pour enfin, dévoiler le mensonge, lorsqu'une autre réalité reprend le dessus. Mirages de joie, imposture de la fête, simulacres d'une nuit grisante. La page se tourne, douloureusement, il ne pouvait en être autrement. Sans regrets, car la souffrance même vaut mieux que la platitude des émotions. S'engager sur le grand huit, la grande descente...
Odeurs de tabac froid, vapeurs rances d'alcool, le "Terminus" se réveille douloureusement. Les fêtards de la veille s'observent du coin de l'œil, méfiants. Le vieillard aux bouteilles vertes a disparu, oubliant sa valise qui gît au pied du bar. L'un des clients s'en approche, c'est le vétéran. Fouille en règle du bagage. Puis il se redresse, très blême, et on l'entend marmonner quelques paroles: "Putain, mais ouais, c'était Dieu ce mec... Merde... Finir ici, c'est bizarre quand même... Quoique... L'échec... Il a tout chié en fait ce type... Le pire looser, c'est lui... Au bon endroit, au bon endroit...".
Dehors, le soleil ne s'est toujours pas levé. Il est pourtant 10 heures passées. De fait, la ville est plongée dans une obscurité inhabituelle. Lampadaires éteints, seuls les phares des voitures balaient la pénombre, halos de lumières égarés et nerveux. Et pourtant la vie suit son cours, les employés ont rejoints leurs bureaux, les ouvriers tentent tant bien que mal de travailler dans ces conditions pour le moins inhabituelles, les vendeurs gardent leurs stores ouverts. Rien n'arrête la routine.
Soudain, à proximité des voies ferroviaires retentit un bref hurlement.
Le cadavre du vieillard qu'on retrouvera quelque temps après sous les rails finira à la fosse commune. Identité inconnue. Autopsie qui conclue au suicide. Paraît qu'au milieu de tout ce sang, on ne reconnaissait plus grand chose. Juste ce bout de barbe blanche, avec cette étrange tâche verdâtre dessus...

vendredi 7 novembre 2008

Visite guidée


Et si on allait au zoo ?


Début de la visite: dans la première cage, on observe de bien étranges animaux: il s'agit de RMIstes. Leur espace vital est restreint au strict minimum, cette espèce lymphatique et paresseuse n'étant que très rarement mobile. Par ailleurs, même lorsqu'ils évoluent en liberté, les éthologues ont maintes fois observé le caractère extrêmement sédentaire de ces spécimens. Quelques visiteurs tentent vainement d'attirer l'attention de ces bestioles, les appâtant à l'aide de courriers de la CAF. Mais c'est peine perdue, les RMIstes restent généralement stoïques, à tel point que quelques visiteurs dépités n'hésitent pas à bombarder de convocations ANPE préalablement roulées en petites boulettes de papier ces indolentes créatures cataleptiques. Deux fois par jour, on peut observer les allées et venues des gardiens qui déposent les rations journalières de pâtes et de bière dans la cage, provoquant l'apparition d'une brève lueur intéressée dans les yeux d'habitude amorphes de ces bêtes. Leur anesthésie corporelle s'évanouit alors miraculeusement et on peut les voir se diriger vers leurs victuailles qu'elles dévorent allègrement avant de retomber dans leur mutisme habituel.

Un peu plus loin, on découvre une immense serre abritant de nombreux volatiles fièrement perchés sur leurs juchoirs. Leurs incessants piaillements emphatiques déchirent l'atmosphère, ébranlant la quiétude des promeneurs. Espèce prolifique et résistante, les commerciaux connaissent un franc succès auprès des visiteurs qui ne manquent pas de les observer, alpagués par le bruit. Et le spectacle est en effet alléchant ! Outre leurs incessantes prises de bec, un tour particulier attire l'attention des familles et de leurs enfants. Il s'agit d'acheter puis d'introduire un petit animal (d'habitude un employé de classe inférieure à moyenne) dans la verrière moyennant quelques euros en échange. On peut alors observer les commerciaux s'envoler, effectuer quelques habiles tournoiements autour de l'employé avant de fondre impitoyablement sur lui. Ce petit manège amuse énormément les enfants qui rient alors aux éclats. On ne retrouve généralement pas les restes des employés ainsi attaqués, et les effusions sanglantes sont réduites au strict minimum afin que petits et grands puissent profiter en toute sérénité du spectacle. Après tout, une visite au zoo s'effectue le dimanche, et en famille.

Si l'on brave le soleil et la poussière, on parvient alors à la fosse aux musiciens. En-contrebas, une multitude de créatures s'adonnent à leurs occupations. La puanteur qui s'en dégage est difficilement supportable, l'hygiène n'est clairement pas la préoccupation principale de ces animaux. Mais le jeu en vaut la chandelle, car le spectacle est d'un grand intérêt: canettes et bouteilles vides jonchent le sol, des musiciens saouls insultent le public venu les observer. D'autres au contraire rongent leur déprime, anémiques et désespérés. Des box ont été aménagés, de sorte que ces bestioles logent seules. Selon les informations de la pancarte explicative du zoo, les égos démesurés de ces animaux conduirait à un véritable carnage sans ces nécessaires séparations. Quelques box néanmoins contiennent plusieurs musiciens, il s'agit alors d'un "groupe". Malheureusement, les gardiens doivent là aussi faire face à d'inévitables conflits d'ego, si bien qu'il est quelques fois impératif de cloisonner également ces compartiments et d'en créer de nouveaux destinés aux carrières solo. Le dispositif de sécurité autour de la fosse est particulièrement important, frasques et débordements de ces bêtes étant fréquents. Heureusement, de nombreuses overdoses permettent d'éviter la surpopulation et d'assurer un certain maintien de l'ordre.

La fosse voisine est constituée d'une vaste étendue pelousée et d'un petit bassin. On y entend les bêlements des footballeurs qui effectuent des tours de passe-passe à l'aide des nombreux ballons à leur disposition. Lorsqu'à la suite d'un geste technique raté, l'une de ces balles quitte la fosse, on perçoit pendant longtemps les déchirantes lamentations de ces animaux béotiens. Il paraîtrait même que certains se laisseraient mourir en cas de perte de leur objet omnipotent. Épisodiquement, il semble que les footballeurs tentent de s'adresser aux visiteurs qui les observent. Leurs balbutiements abstrus demeurent cependant assez énigmatiques, ce qui n'empêche certes pas le public de les encourager bruyamment. Bien que tout à fait dignes d'intérêt dans un zoo, il faut néanmoins noter que ces animaux dévoilent plutôt l'intégralité de leurs capacités dans un cirque, à l'aide de dresseurs, le spectacle alors offert étant dans un tel cadre d'une toute autre facture.

Mais toutes les bonnes choses ont une fin, et lorsque les rayons du soleil commencent à faiblir et que la chaleur se fait plus supportable, il est temps de se diriger vers la sortie. La prochaine fois, c'est promis, on ira voir les autres animaux...

lundi 3 novembre 2008

The Cure - Disintegration (le morceau)

Lent Crescendo qui accompagne la révolte naissante face à l'inéluctable rupture: fragilité d'un amour perdu qui ressasse ses souvenirs, avant de tenter de s'en extirper. La tension monte, plainte anémique qui se transforme en accusation mélancolique. Des effluves fulminantes surgissent au détour des verres qui se brisent, soutiens de la sédition émotionnelle qui s'impose progressivement. Lamentation aérienne des vocalises qui s'unissent aux instruments pour finalement établir leur réquisitoire désabusé. Pur et sombre romantisme en état d'insurrection.

PS: Le lien ci-dessous est celui de la version live du morceau, plus pertinente à mon goût. Les nappes de claviers de le version studio sont délaissées au profit d'une rythmique plus présente qui accompagne à merveille la montée progressive de la voix qui souligne sa révolte par des accentuations bien plus marquées que sur la version studio.

The Cure - Disintegration


"oh i miss the kiss of treachery
the shameless kiss of vanity
the soft and the black and the velvety
up tight against the side of me
and mouth and eyes and heart all bleed
and run in thickening streams of greed
as bit by bit it starts the need
to just let go
my party piece

oh i miss the kiss of treachery
the aching kiss before i feed
the stench of a love for a younger meat
and the sound that it makes
when it cuts in deep
the holding up on bended knees
the addiction of duplicities
as bit by bit it starts the need
to just let go
my party piece

i never said i would stay to the end
so i leave you with babies and hoping for frequency
screaming like this in the hope of the secrecy
screaming me over and over and over
i leave you with photographs
pictures of trickery
stains on the carpet and
stains on the scenery
songs about happiness murmured in dreams
when we both us knew
how the ending would be...

so it's all come back round to breaking apart again
breaking apart like i'm made up of glass again
making it up behind my back again
holding my breath for the fear of sleep again
holding it up behind my head again
cut in deep to the heart of the bone again
round and round and round
and it's coming apart again
over and over and over

now that i know that i'm breaking to pieces
i'll pull out my heart
and i'll feed it to anyone
crying for sympathy
crocodiles cry for the love of the crowd
and the three cheers from everyone
dropping through sky
through the glass of the roof
through the roof of your mouth
through the mouth of your eye
through the eye of the needle
it's easier for me to get closer to heaven
than ever feel whole again

i never said i would stay to the end
i knew i would leave you with babies and everything
screaming like this in whole of sincerity
screaming it over and over and over
i leave you with photographs
pictures of trickery
stains on the carpet
stains on the memory
songs about happiness murmured in dreams
when we both of us knew
how the end always is

how the end always is... "

mardi 21 octobre 2008

Francfort


Le vent se lève au large, tandis que le soleil gît au firmament, astre déchu aux effluves de chaleur mourantes. Les vagues s'affolent au rythme des bourrasques jusqu'à former l'ultime tempête qui balaiera notre humanité pervertie. Pluie purificatrice visant à ensevelir le règne fallacieux du paraître et de la mercantilisation omnipotente, tandis que les accalmies passagères proclament l'indicible avènement du déluge.
C'est au même moment que la ville se réveille, immense squelette gris de béton animé par ses millions de fourmis inutiles. Les néons rougeâtres qui enveloppent le quartier d'une âcre lueur laissent progressivement place aux lumières blanches qui s'allument une à une, tandis que les bennes à ordures finissent leurs tournées nocturnes, laissant flotter dans l'air frais du petit matin une vague odeur de putréfaction. Face à la gare se dressent d'immenses gratte-ciels abritant banques et compagnies d'assurance. On mesure la réussite de l'entreprise à la hauteur du bâtiment qui l'abrite. Vanité qui engage les hommes et leurs constructions dans une absurde lutte de conquête des hauteurs, tentant d'atteindre un paradis imaginaire aux relents de pouvoir et d'argent. D'autres ont effleuré un autre Éden durant la nuit, avant de le perdre jusqu'au prochain fixe . Fantômes délaissés, ils traînent leur faillite aux pieds des buildings, semant petits bouts de cartons, seringues usagées, cuillers tordues et relents de mort prématurée. Si bien qu'au petit matin, le jeune cadre accélère le rythme de ses pas lorsqu'il s'apprête à rejoindre son lieu de travail, tentant d'échapper à ces visions d'horreur et aux hurlements incompréhensibles de ces silhouettes qui gisent aux pieds des bâtiments, la chair parfois à vif à force de se piquer. Plus loin, sur le trottoir, on peut apercevoir trois individus en train de fumer leur pipe à crack, tandis que les lueurs stroboscopiques d'un gyrophare se perdent dans la nuit fuyante. Quelques touristes japonais, passablement apeurés, s'aventurent hors de la gare pour tenter de rejoindre leur hôtel, tandis qu'une pute descend d'une voiture. Sa journée se termine, tout comme celle de ces autres êtres en déroute, qui disparaissent progressivement des rues, se terrent ou s'activent à préparer leur prochaine nuit, qui, si tout va bien ressemblera à la précédente. Ou alors ce sera le manque et ses ténèbres autrement plus sombres...
Tandis que les junkies disparaissent progressivement des rues, la relève s'active, à la manière des trois-huit. C'est au tour des nombreux employés et cadres d'entamer leur journée désormais. Par milliers, ils se pressent aux pieds des immenses bâtiments, se croisent et s'entrecroisent au gré des escalators, des corridors, des bureaux. Leurs pas sont rapides et assurés, la finance ne pardonne pas les hésitations. Et puis, mieux vaut rejoindre rapidement le microcosme de leur gratte-ciel, oublier ces silhouettes nocturnes d'un autre monde. Si seulement tout pouvait être parfaitement réglé, ils n'auraient alors à croiser cette misère trop visible, trop gênante, ces retardataires de la nuit, relents de faillite qui les ramènent à une réalité autre que celle de la bourse. Mais qu'importe, on oublie vite après tout. Surtout qu'au contraire de ces vampires déchus, l'avenir leur appartient. Comment en douter, alors même que la griserie engendrée par la fulgurante montée de l'ascenseur augure d'une ascension carriérale tout aussi rapide. Car du haut de ces bâtiments, on dirige le monde, ou alors on espère le faire. Au pire, on gagne juste beaucoup d'argent...
Le crépuscule tombe désormais sur la ville. Encore lointaine et anémique à l'aube, la pluie s'abat désormais en rafale sur les immenses tours élancées, sur les trottoirs, immergeant graduellement la cité qui se liquéfie peu à peu. Et tandis que le déluge se profile, les éclairs semblent s'acharner à vouloir toucher les antennes des gratte-ciels, monstres de béton et de verre soudain moins imposants, moins assurés. L'eau monte et monte encore...
Accompagnés par les rires machiavéliques des junkies qui comme par miracle semblent insubmersibles et se contentent de se laisser flotter à la surface, les employés se noient, emportés par les torrents qui traversent la ville. Les attachés-cases voguent par milliers à la surface, tandis que les hurlements des futurs noyés, vite étouffés par les trombes d'eau, se multiplient. Des radeaux improvisés sillonnent cet océan nouvellement formé. A leur bord, les rescapés jettent des regards diaboliques aux travailleurs qui se noient, profitant d'un instant de répit entre deux shoots pour faire couler un cadre apeuré qui tente de s'agripper au bateau, lui faisant lâcher prise d'un coup de piquouse. Un squelette frénétique assomme le directeur de la Deutsche Bank avec sa pipe à crack, celui-ci découvre la crise, la vraie. D'autres rescapés s'amusent à l'aide de leur cuillères à limer les mains de ceux qui s'agrippent à l'immense Arche sur laquelle ils naviguent désormais. Toutes les espèces de junkies y sont représentés: un fumeur de joint plaque quelques accords de guitare tandis qu'un alcoolique tente de lui arracher son instrument des mains. Un peu plus loin, une pute héroïnomane s'essaye au crack sous le regard bienveillant d'un vieillard de 25 ans qui n'a plus de dents. Défoncé au LSD, un ancien hippie tente d'escalader le mât de l'Arche. Il glisse une première fois, une deuxième, puis chute finalement sur le pont du navire. Bruit sourd, flaque de sang, dernier râle. Pris d'un fou rire, quelques ados sous champis observent le cadavre. A l'arrière de l'embarcation, un cocaïnomane explique à ses congénères que c'est lui qui a bâti l'Arche en quelques heures seulement, ayant senti venir l'Apocalypse. Un teufeur sous amphets lui file une claque, coups de poings, baston générale...
La grande Marée amorce alors son retrait: peu à peu, la ville refait surface. Surgissent d'abord les longues antennes perchées en haut des grattes-ciels, puis les bâtiments qui les portent, et progressivement les flots se retirent. Les frontières de la ville dessinent alors les contours d'une île perdue au milieu du grand Océan. Une terre désormais jonchée de cadavres aux costumes mouillés, dépouilles putrescentes d'une époque révolue, auxquelles s'ajoutent celles presques aussi inertes des silhouettes descendues de l'Arche, morts-vivants parmi les charognes, fantômes parmi les esprits, trépassés de la vie parmi les nécrosés.
Avant que l'île ne sombre peu après dans les tréfonds d'un Océan rédempteur ensevelissant définitivement les restes du marasme humain...

lundi 20 octobre 2008

Vorkriegsjugend - Wir sind die Ratten (80's punk)


Retour dans le temps au début des années 80, lorsque cheveux décolorés et jeans déchirés choquaient encore les parents, à l'époque du "no future": Pourquoi perdre son temps à apprendre un métier? N'était-il pas bien plus intéressant de passer son temps à se défoncer et à mettre la musique à fond pour que les voisins aussi puissent profiter du dernier album des Dead Kennedys? De rejeter radicalement tout compromis avec la société et de vivre sa révolte à fond et jusqu'au bout?
"Heute Spass und morgen tod" ( "s'amuser aujourd'hui et mourir demain" ) répondent affirmativement les cinq punks de Vorkriegsjugend, qui, bien que passant leur temps à squatter et boire, trouvent le temps entre 1982 et 1983 de sortir un EP et un album, regroupés ici sous le titre de Wir sind die Ratten ( "Nous sommes les rats" ) et agrémentés de quelques inédits. Voyage dans le Berlin des années 1980, celui de Christiane F. et d'une génération perdue par l'héroïne, celui des appartements miteux et des concerts qui finissent en baston, voilà où nous renvoie VKJ avec ce gros crachat à la face de la société.

Sombre, directe, haineuse, la musique du combo s'apparente aux débuts du hardcore US, à Black Flag et Negative Approach, même si Vorkriegsjugend aère bien plus ses morceaux que ses collègues d'Outre-Atlantique, pour un résultat plus digeste, plus de punk moins de hardcore pourrait-on dire. Pourtant, un coup d'oeil sur la date de sortie du premier EP des allemands, et l'on se dit qu'il n'est pas possible de parler d'influences, car les américains n'en sont également qu'aux balbutiements de ce qui deviendra le hardcore. Detroit, L.A. ou Berlin, la haine et le refus sont les mêmes et s'expriment sous la forme de musique la plus délicieusement dégénérée que l'humanité ait connue: le punk, celui des origines, celui qui tâche, sale et sans concession.
Authentique, épurée, la musique de Vorkriegsjugend symbolise la négation et la colère à l'état pur ( "Marchons nous contre l'Est? Non! Marchons nous contre l'Ouest? Non! Marchons contre le monde entier car ce monde ne nous plait pas" ). Pas de chichis politiques, la vision de nos cinq allemands est radicalement désabusée. Seule issue possible: une vie marginale ( "Nous sommes les rats et vivons dans la saleté" ). Les riffs répétés jusqu'à s'incruster définitivement dans notre pauvre crâne maltraité par tant de haine semblent déchirer l'atmosphère d'une ville perdue dans une vision apocalyptique, asphalte des ghettos et citée noyée dans la froideur de ses murs, de ses ruines plutôt devrait-on dire tant l'aspect squelettique de Berlin est encore aujourd'hui présent ("Der Sarg" et sa vision du tombeau bétonné de la métropole). Mais ce qui donne sa véritable âme à cette musique, c'est la voix de son chanteur, Klaus Hickert, rageuse au possible mais jamais monolithique et souvent accompagnée sur les refrains par celles de ses comparses pour des sing-along plus mélodiques. Les sonorités de langue allemande collent parfaitement à cette musique, puissantes et incisives, martiales et massives, et représentent un véritable plus, d'autant que les paroles sont à la hauteur, d'un cynisme tout simplement jouissif.

Reflet de la jeunesse désabusée d'une époque, tributaire d'un esprit punk flirtant avec le nihilisme, image d'une société allemande rongée par son passé, d'une ville en ruine coupée en deux, Vorkriegsjugend vomit son désespoir et son refus, nous englobant dans la noirceur de son monde avec son punk abrasif et misanthrope. Cultes et pourtant relativement méconnus même en Allemagne, l'influence du groupe sera cependant primordiale sur la scène punk underground germanique qui les érigera au rang de légendes vivantes après uniquement un album.

samedi 11 octobre 2008

Tool - Aenema

Le vent se lève au large, tandis que le soleil gît au firmament, astre déchu aux effluves de chaleur mourantes. Les vagues s'affolent au rythme des bourrasques jusqu'à former l'ultime tempête qui balaiera notre humanité pervertie. Pluie purificatrice ensevelissant le règne fallacieux du paraître et de la mercantilisation omnipotente, tandis que les accalmies passagères proclament l'indicible avènement du déluge. L'île de la faillite humaine se détache de la terre ferme jusqu'à sombrer dans les tréfonds de l'océan.
Tout comme le reste de l'œuvre de Tool, Aenema s'appréhende et s'assimile par immersion progressive: les esquisses s'agrémentent de couleurs, les ressentis s'affirment, les émotions se forment. Mais la création ainsi bâtie n'est pas définitive. Au gré des écoutes, les interprétations émotionnelles varient, délivrant des séditions auditives multiples. Tool n'impose rien, se contentant de suggérer, construisant une allégorie sismique d'une apocalypse salvatrice aux contours incertains et insondables, entre ataraxie et envolées grisantes.

"Some say the end is near.
Some say well see armageddon soon.
I certainly hope we will.
I sure could use a vacation from this

Bullshit three ring circus sideshow of
Freaks

Here in this hopeless fucking hole we call L.A.
The only way to fix it is to flush it all away.
Any fucking time. any fucking day.
Learn to swim, Ill see you down in arizona bay.

Fret for your figure and
Fret for your latte and
Fret for your lawsuit and
Fret for your hairpiece and
Fret for your prozac and
Fret for your pilot and
Fret for your cable and
Fret for your car.
Its a
Bullshit three ring circus sideshow of
Freaks

Here in this hopeless fucking hole we call L.A.
The only way to fix it is to flush it all away.
Any fucking time. any fucking day.
Learn to swim, Ill see you down in arizona bay.

Some say a comet will fall from the sky.
Followed by meteor showers and tidal waves.
Followed by faultlines that cannot sit still.
Followed by millions of dumbfounded dipshits.

Some say the end is near.
Some say well see armageddon soon.
I certainly hope we will cuz
I sure could use a vacation from this

Silly shit, stupid shit...

One great big festering neon distraction,
Ive a suggestion to keep you all occupied.

Learn to swim.

Moms gonna fix it all soon.
Moms comin round to put it back the way it ought to be.

Learn to swim.

Fuck l ron hubbard and
Fuck all his clones.
Fuck all those gun-toting
Hip gangster wannabes.

Learn to swim.

Fuck retro anything.
Fuck your tattoos.
Fuck all you junkies and
Fuck your short memory.

Learn to swim.

Fuck smiley glad-hands
With hidden agendas.
Fuck these dysfunctional,
Insecure actresses.

Learn to swim.

Cuz Im praying for rain
And Im praying for tidal waves
I wanna see the ground give way.
I wanna watch it all go down.
Mom please flush it all away.
I wanna watch it go right in and down.
I wanna watch it go right in.
Watch you flush it all away.

Time to bring it down again.
Dont just call me pessimist.
Try and read between the lines.
I cant imagine why you wouldnt
Welcome any change, my friend.

I wanna see it all come down."

mardi 7 octobre 2008

Vingt-quatre heures de la vie d'un RMIste ou comment entrer dans la vie passive

12h30, le réveil sonne: il faut se lever. Première constatation de la journée: le chat miaule. Idiome universellement compréhensible et à la signification sans équivoque: notre lymphatique compagnon a faim. Il s'agit donc de nourrir ce perfide animal dont l'indolence n'a d'égal que son apathie. Cet effort accompli, il est grand temps de décompresser. Après tout, quoi de plus normal que de s'octroyer un juste repos bien mérité, une fois la laborieuse besogne accomplie. Sage précepte qui est la quintessence même d'une existence saine et la liturgie fondamentale et omni-temporelle de ce que nous appellerons la vie passive.
Une heure au strict minimum sera alors consacrée à la pérégrination Internet-ique, au gré de nos clics de souris, navigation virtuelle à défaut d'être aquatique et dont les étapes successives pourront être forums de football ou autres sites divers et variés reposant pourtant sur une constante: leur absurdité (les sites soutenant que "Magic" Ronald Zubar est un bon joueur, ou ceux visant à sauver le monde seront ainsi particulièrement prisés). Mais au fil de ces errances informatiques portées par le bien-être de l'immersion technologique, l'angoisse monte: en effet, il faut se nourrir.
Et l'instant redouté qu'est cette corvée journalière ne pouvant être éternellement repoussé, il faut bien s'atteler à cette répétitive besogne. Afin d'éviter des efforts superflus, il est possible de manger à l'extérieur (pas de cuisine à faire, ni de vaisselle), ou, encore mieux, de commander une pizza livrée à domicile à la pizzeria se trouvant en face de chez nous (à noter dans ce cas là la possibilité de manger avec les mains et dans le carton même de la pizza, ce qui évite à la fois cuisine, vaisselle et déplacement).
Au terme de cette épreuve, deux alternatives s'offrent à nous: une sieste bien méritée (apanage des véritables professionnels de la vie passive) ou un laisser-aller à diverses occupations, qui ne devront toutefois surtout pas demander d'efforts trop importants. Par exemple: regarder un film, laisser le chat venir sur nos genoux, naviguer sur le Web (voir ci-dessus).
Si tout se passe bien, on pourra alors jeter un coup d'œil par la fenêtre (en restant assis, si possible): nous observerons ainsi que la nuit est en train de tomber, et si notre logement porte sur une rue passante, on pourra même observer de curieux individus marcher à grands pas empressés. Non nous ne rêvons pas, ces personnes rentrent effectivement du travail... Étrange, n'est-ce pas ?
Mais du travail, nous allons malheureusement en avoir aussi. Et c'est à nouveau de nourriture dont il s'agit: celle du chat, et la nôtre également, mais nous avons déjà vu comment se sortir de cette détresse dans les paragraphes précédents...
Reste la soirée à combler, mais c'est finalement la tribulation la plus facile à surmonter. En effet, la solution qui s'offre à nous est d'une simplicité enfantine: se saouler la gueule jusqu'au petit matin ! De plus, on perdra ainsi de précieuses heures durant notre sommeil alcoolisé, raccourcissant ainsi la journée du lendemain au maximum et évitant par là même d'être trop actif et de trop en faire.
Et l'intérêt d'avoir un chat dans tout ça ? Il est primordial: quelle autre créature pourrait en effet nous donner un meilleur exemple de paresse exemplaire, d'indolence de tous les instants ? Nul autre que le chat, parfait modèle dont tout un chacun devrait s'inspirer avant de rentrer dans la vie passive...

vendredi 26 septembre 2008

Cioran: De l'inconvénient d'être né - Extraits choisis



Il ne faut pas s'astreindre à une œuvre, il faut seulement dire quelque chose qui puisse se murmurer à l'oreille d'un ivrogne ou d'un mourant.

Le vrai contact entre les êtres ne s'établit que par la présence muette, par l'apparente non-communication, par l'échange mystérieux et sans parole qui ressemble à la prière intérieure.

Chaque fois que cela ne va pas et que j'ai pitié de mon cerveau, je suis emporté par une irrésistible envie de "proclamer". C'est alors que je devine de quelles piètres âmes surgissent réformateurs, prophètes et sauveurs.

La clairvoyance est le seul vice qui rende libre - libre dans un désert.

[...] Après minuit commence la griserie des vérités pernicieuses.

[...] La vieillesse est l'autocritique de la nature.

Sans la faculté d'oublier, notre passé pèserait d'un poids si lourd sur notre présent que nous n'aurions pas la force d'aborder un seul instant de plus, et encore moins d'y entrer. La vie ne paraît supportable qu'aux natures légères, à celles précisément qui ne se souviennent pas.

La connaissance de soi, la plus amère de toutes, est aussi celle que l'on cultive le moins: à quoi bon se surprendre du matin au soir en flagrant délit d'illusion, remonter sans pitié à la racine de chaque acte et perdre cause après cause devant son propre tribunal?

Si l'on pouvait se voir avec les yeux des autres, on disparaitrait sur le champ.

Quand il m'arrive d' être occupé, je ne pense pas un instant au "sans" de quoi que ce soit, et encore moins, il va sans dire, de ce que je suis en train de faire. Preuve que le secret de tout réside dans l'acte et non dans l'abstention, cause funeste de la conscience.

L'unique confession sincère est celle que nous faisons indirectement en parlant des autres.

La conscience est bien plus que l'écharde, elle est le poignard dans la chair.

Après une nuit blanche, les passants paraissent des automates. Aucun n'a l'air de respirer, de marcher. Chacun semble mû par un ressort: rien de spontané, sourires mécaniques, gesticulation des spectres. Spectre toi-même, comment dans les autres verrais-tu des vivants?

Le bistrot est fréquenté par les vieillards qui habitent l'asile au bout du village. Ils sont là, un verre à la main, se regardant sans se parler. Un d'eux se met à raconter je ne sais quoi qui se voudrait drôle. Personne ne l'écoute, en tout cas personne ne rit. Tous ont trimé pendant de longues années pour en arriver là. Autrefois, dans les campagnes, on les aurait étouffé sous un oreiller. Formule sage, perfectionnée par chaque famille, et incomparablement plus humaine que celle de les rassembler, de les parquer, pour les guérir de l'ennui par la stupeur.

L'antidote de l'ennui est la peur. Il faut que le remède soit plus fort que le mal.

[...] La liberté sans limites est un attentat contre l'esprit.

Lorsqu'on nous rapporte un jugement défavorable sur nous, au lieu de nous fâcher, nous devrions songer à tout le mal que nous avons dit des autres, et trouver que c'est justice si on en dit également de nous. L'ironie veut qu'il n'y ait personne de plus vulnérable, de plus susceptible, de moins disposé à reconnaître ses propres défauts que le médisant. Il suffit de lui citer une réserve infime qu'on a faîte à son sujet, pour qu'il perde contenance, se déchaîne et se noie dans sa bile.

On ne désire la mort que dans les malaises vagues; on la fuit au moindre malaise précis.

Est libre celui qui a discerné l'inanité de tous les points de vue; est libéré celui qui en a tiré les conséquences.

A quoi la musique fait appel en nous, il est difficile de le savoir; ce qui est certain, c'est qu"elle touche une zone si profonde que la folie elle-même n'y saurait pénétrer.

La désagrégation morale lorqu'on séjourne dans un endroit trop beau. Le moi se dissout au contact du paradis.
C'est sans doute pour éviter ce péril que le premier homme fit le choix que l'on sait.

Gogol, dans l'expoir d'une" regénération" se rendant à Nazareth et s'y ennuyant comme "dans une gare en Russie", c'est bien ce qui nous arrive à tous quand nous cherchons au-dehors ce qui ne peut exister qu'en nous.

Vivre, c'est perdre du terrain.

Plus on vit, moins il semble utile d'avoir vécu.

Au cours des siècles, l'homme s'est échiné à croire, il est passé de dogme en dogme, d'illusion en illusion, et a consacré très peu de temps aux doutes, brefs intervalles entre ses périodes d'aveuglement. [...]

La connaissance n'est pas possible, et, même si elle l'était, elle ne résoudrait rien. Telle est la position du douteur. Que veut-il? Que cherche-t-il? Ni lui ni personne ne le saura jamais.
Le sceptisisme est l'ivresse de l'impasse.

[...] On ne peut réfléchir et être modeste. Dès que l'esprit se met en branle, il se substitue à Dieu et à n'importe quoi. Il est indiscrétion, empiètement, profanation. Il ne "travaille" pas, il disloque. La tension que trahissent ses démarches en révèle le caractère brutal, implacable. Sans une bonne dose de férocité, on ne saurait conduire une pensée jusqu'au bout.

C'est s'investir d'une supériorité abusive que de dire à quelqu'un ce qu'on pense de lui et de ce qu'il fait. La franchise n'est pas compatible avec un sentiment délicat, elle ne l'est même pas avec une exigence éthique.

Pour vaincre l'affalement ou une inquiétude tenace, il n'est rien de tel que de se figurer son propre enterrement. Méthode efficace à la portée de tous. Pour n'avoir pas à y recourir trop souvent dans la journée, le mieux serait d'en éprouver le bienfait dès le lever. Ou alors de n'en user qu'à des moments exceptionnels, comme le pape Innocent IX qui , ayant commandé un tableau où il était représenté sur son lit de mort, y jetait un regard à chaque fois qu'il lui fallait prendre une décision importante.

Personne n'a été autant que moi persuadé de la futilité de tout, personne non plus n'aura pris au tragique un si grand nombre de choses futiles.

Une société est condamnée quand elle n'a plus la force d'être bornée. Comment, avec un esprit ouvert, trop ouvert, se garantitait-elle des excès, des risques mortels de la liberté?

N'a de convictions que celui qui n'a rien approfondi.

A la longue, la tolérance engendre plus de maux que l'intolérance. Si ce fait est exact, il constitue l'accusation la pluis grave qu'on puisse porter contre l'homme.

[...] Avec du sarcasme on peut seulement masquer ses blessures, sinon ses dégoûts.

Un imposteur, un "fumiste", conscient de l'être, donc spectateur de soi-même, est nécessairement plus avancé dans la connaissance qu'un esprit posé, plein de mérites, et tout d'une pièce.

On voudrait parfois être cannibale, moins pour le plaisir de dévorer tel ou tel que pour celui de le vomir.

mardi 23 septembre 2008

A rebours (Huysmans, 1884)



Au début fût le style. Celui du seul et unique personnage principal tout d'abord, Des Esseintes, qui afin d'échapper à une société trop grossière pour lui, se cloître dans la solitude d'une demeure fantasmagorique où il expérience son "art de vivre". Style littéraire aussi et surtout, d'une richesse linguistique inouïe, travail d'orfèvre halluciné qui porte l'œuvre de bout en bout à travers cette écriture nerveuse et jubilatoire.
On se heurte ainsi à des descriptions d'une méticulosité vertigineuse lors des soliloques de Des Esseintes: peinture, art floral, musique, littérature, les œuvres d'art sont décortiquées, analysées, encensées parfois. Et rarement critiques n'auront ainsi été revêtues d'une telle robe poétique. Rêveur, incisif, acerbe ou liturgique, Huysmans aborde par le biais de son vrai-faux double Gustave Moreau et Flaubert, Schubert et Baudelaire. Les références sont innombrables, à tel point que l'on se perd dans ce cataclysme fuligineux de noms. Mais qu'importe, car hormis la beauté purement stylistique de ces pages, c'est la névrose de Des Esseintes qui surgit sous cet océan de culture, sous cette obcession esthétique recherchée et subie, nécessaire et néfaste. Extirpé du naturalisme de Zola, Huysmans explore cyniquement les tréfonds de l'âme, les signaux de la décadence, les reliefs de la folie par cet acerbe portrait de son "Mr Hyde", expiant son mal. Car même gonflé d'élitisme méprisant et de réflexions savantes, c'est d'un véritable malade dont il est ici question. Fuyant l'ennui de la banalité par des plaisirs infiniment subtils, lorgnant vers l'irréel, Des Esseintes est inexorablement rattrapé par les effluves de parfum réalistes des rêves qu'il créer de toutes pièces. Toute action est bannie, sinon celle de substituer le rêve de la réalité à la réalité même. Ultime étape de fuite, de réclusion, de rejet. Dans son exécration de la société et de sa décadence, Des Esseintes construit sa propre perte, sa propre déliquescence. Quant à son créateur, capable contrairement à sa projection d'au moins un acte salvateur, celui d'écrire, il en tirera un deuxième, celui de croire.

jeudi 18 septembre 2008

Into the Wild (Sean Penn, 2007)

50 % d'"Easy Rider" + 50 % de "Delivrance" = "Into the Wild" ? On n'est en tout cas pas loin du compte, tant thématiques et questionnements du film de Sean Penn semblent émaner respectivement des deux classiques précités. Désir de liberté, soif d'aventure, rébellion anti-sociétale, retour aux fondamentaux (la route, la nature) sont autant de reflets de l'œuvre de Dennis Hopper. Et tout comme Boormann, Sean Penn pointe du doigt les limites d'une telle expérience en décrivant également la rudesse du milieu naturel et la naïveté égocentrique d'une telle démarche, y ajoutant un facteur solitude en concluant son film. Mais contrairement aux deux modèles, "Into the Wild" est un film franchement raté. On sent Sean Penn arriver de loin avec ses gros sabots, bâtissant un HLM où il aurait fallu construire une cathédrale, s'enlisant dans un romantisme malvenu. Et la solennité naïve du final n'arrangera rien.
Le moteur commence à tousser lorsque surviennent les premiers plans tournés au ralenti, d'une grandiloquence malvenue qui tourne parfois au risible, si bien que l'on se demande si l'on est face à un clip musical pathétique (passage du concert avec la jeune fille), une vidéo sportive publicitaire pour une boisson énergisante (descente en kayak) ou une série américaine à l'eau de rose.
La mécanique s'enlise, mais on avance encore, emportés quelques fois par la beauté de certains paysages très "malickiens". C'était malheureusement sans compter sur les dialogues lourdingues et la pseudo-philosophie tenant en deux phrases qui en découle. Les sentiments, les changements qui s'opèrent, les relations entre les personnages, en bref, l'âme conductrice du film est d'une grossièreté de trait qui n'accepte pas la moindre nuance.
Et là c'est la panne sèche...
La bande-son plutôt pas mal relève quelque peu le niveau, on ne sombre certes pas dans le réellement mauvais mais juste dans un ratage plutôt médiocre.
Change de caisse Sean !

mercredi 17 septembre 2008

Europa (Lars Von Trier, 1990)

"Europa", titre annonciateur quant au pastel apposé sur cette peinture du vieux continent: on nage dans le fantastique, on flotte dans l'expressionnisme, on patauge parfois dans une virtuosité visuelle qui se noie dans la lourdeur de son soliloque. Un univers volontairement hypnotisant, à l'image de cette voix-off, de cette errance ferroviaire sans but sur ces rails qui n'en finissent pas de défiler. Un univers oppressant aussi, sombre, avec ce noir et blanc presque toujours de mise. Une Europe fantasmagorique, irréelle, souillée par son passé belliqueux, où tout le monde a quelque chose à cacher et dans laquelle débarquera ce jeune américain naïf. Un héros aux allures de marionnette, comme les autres personnages du récit, absurdes pantins dont les fils s'emmêlent dans ces situations d'une absurdité kafkaïenne. Pourquoi se bat-on ? Qui sont les oppresseurs ? Quels buts poursuivent les protagonistes ? Autant de questions qui resteront sans réponse, la démarche artistique de Von Trier se situant ici clairement dans l'incongru et du côté d'un esthétisme qui vire quelque peu à l'exercice de style. Une démarche en tout cas originale et sans concession, à l'image du changement radical de style qu'il opérera par la suite en proclamant le manifeste du Dogme 95 avec Thomas Vinterberg (et en réalisant notamment "Les Idiots") avant de s'en détourner dans ses plus récentes productions.

dimanche 14 septembre 2008

Idi i smotri (Requiem pour un massacre, Klimov, 1985)

L'apocalypse selon Klimov, qui filme le périple horrifique d'un jeune adolescent dans une Biélorussie envahie par l'armée allemande en 1943. Pas de héros, pas d'histoire d'amour, un scénario qui tient de l'épure, on est loin, très loin des clichés du genre. Klimov créer un esthétisme de l'horreur, nous entoure d'une atmosphère de fin du monde. Le sang, le feu, la grisaille, la forêt, la nature entière se joignent à cette vision dantesque dans un feu d'artifice naturaliste à l'allure de massacre. Entre prises de vue à couper le souffle (toute la fin du film notamment) et utilisation du son novatrice (avec ces bruitages immersifs), on est emporté par un tourbillon de souffrances cauchemardesques entrecoupées de rares moments de répit marqués par la fraîcheur d'une enfance qui disparaît au fil du film pour laisser place à notre monstre intérieur. Tour à tour expressionniste, symbolique, réaliste, "Idi i smotri" se pose comme un prolongement de l'approche cinématographique de Tarkovski et surtout comme l'un des plus grands films de guerre jamais réalisé.

vendredi 12 septembre 2008

Une vie de chien


La vie n'est pas un long fleuve tranquille, n'en déplaise à Étienne Chatiliez. Notre douloureux passage ici-bas s'accompagne de moultes tribulations autrement plus graves que le décès de nos proches ou que la perte d'un de nos membre suite à un accident de voiture. Car les véritables tragédies, celles qui nous font ressentir au plus profond l'absurdité de notre être, celles qui ajoutent un poids supplémentaire à notre conscience de l'inanité de l'existence, sont le fruit des incidents qui émaillent notre sombre quotidien. Un simple lacet de chaussure qui se défait, et c'est l'angoisse qui monte: comment gérer cette situation ? Faut-il s'agenouiller et faire le nécessaire afin de remédier à cet état, s'abaissant (au sens propre et figuré) dans une position instable qui nous place en nette infériorité par rapport aux passants qui nous entourent et nous exposer à leur regard dédaigneux ? Ou plutôt poursuivre notre chemin, nonobstant le danger pourtant bien réel d'une chute, feignant que tout va pour le mieux ? Dur, dur de choisir entre ces deux maux, mais la possibilité même d'un choix ne nous est généralement pas donnée dans la plupart des situations et, impuissants, nous observons le malheur s'abattre sur nous. C'est par exemple le cas lors d'un but contre son camp de "Magic" Ronald Zubar. Comment contenir notre désarroi ? Comment affronter cette funeste fatalité ? La résignation ascétique d'un chat d'appartement nous indique l'esquisse d'une réponse. Observons cet étrange animal: indifférent aux malheurs qui s'abattent autour de lui, quasi-autosuffisant, menant une vie exempte de passion, entre spiritualité et sommeil salvateur, tentant ainsi d'atteindre au nirvana, il fait face à l'absurdité de l'existence en menant lui-même une vie absurde. Bouddhiste avant l'heure, ancêtre spirituel et maître de Siddhartha, le félin nous indique la voie: mener une existence de chat pour ne pas subir une vie de chien.

mercredi 10 septembre 2008

The great ecstasy of Robert Carmichael (Thomas Clay, 2005)

80 minutes de Ken Loach plus 15 minutes du Haneke de "Funny Games", l'équation de "The great ectasy of Robert Carmichael" est relativement simple. Lentement, usant de nombreux plans fixes, Thomas Clay construit le décor: une petite bourgade anglaise qui s'ennuie dans la grisaille côtière, quelques ados sans repères qui cherchent dans la drogue un moyen de s'évader de la morosité ambiante. Au fil des situations filmées, on se fait observateur d'une société en perte de repères, sur fond d'une télévision qui diffuse inlassablement les informations d'une guerre en Iraq que les protagonistes entendent sans écouter vraiment. Jusqu'à basculer dans une hyperviolence directement inspirée de Funny Games et Orange mécanique. Sur la forme, rien à redire, la mise en scène sobre et efficace sert parfaitement le réalisme froid du film, à grands coups de plans plus réussis les uns que les autres. Thomas Clay a du talent à revendre, c'est évident, même si les influences se font ressentir. Pour le fond, c'est une autre histoire. Les esquisses fournies en guise d'explications sombrent dans la platitude métaphorique lorqu'elles juxtaposent mensonges politiques des mass-médias et violence sociétale. Et s'enfouissent dans une simplification que réfute justement Haneke dans "Funny Games" lorsqu'elles évoquent l'absence du père comme semblant d'indication à la barbarie du personnage principal. Mieux aurait-il fallu rester alors dans la simple constatation plutôt que d'avancer des pistes d'une telle pauvreté que ne masque pas l'aphorisme qui conclut le film. Et le final volontairement insupportable (à défaut d'être novateur) ne se révèle malheureusement du coup qu'un exercice de style vide de sens qui aura juste réussi à choquer les spectateurs du festival de Cannes, comme si c'était la première fois que l'on montrait (ou insinuait) de telles images à l'écran. Orange mécanique et Funny Games sont passé par là, et avec bien plus de talent et de profondeur. Quant à la description de la petite ville anglaise perdue dans morne grisaille d'une existence ennuyeuse, c'est par contre une totale réussite, surtout que l'on évite la plupart du temps les quelques lourdeurs politisantes sociales de l'influence Ken Loachienne. A voir en tout cas, on n'en ressort pas indifférent.

dimanche 31 août 2008

Whisky (Rebella, Stoll, 2004)

Whisky est le genre de film que l'on recense généralement sous le terme de "comédie dramatique". Ici, le "comique" est savamment distillé sous forme de situations cocasses qui nous font esquisser un sourire tandis que le "drame" s'enrobe d'une subtile mélancolie. Un film tout en retenue donc, sans prétention, et pourtant plus que convaincant dans sa peinture des trois personnages dont il est question. Tout d'abord, il y a Jacques, patron d'une petite usine textile, qui mène une existence morose et sans surprise, incapable de la moindre émotion si ce n'est lors d'un match de football. Marta, l'une de ses employées semble secrètement attirée par cet homme, mais sa retenue l'empêche de seulement lever les yeux sur lui. La routine, le quotidien, l'éternelle répétition de ces deux vies sans surprise réglées comme des horloges semblent inéluctables. Pourtant, le temps de la visite du frère de Jacques, Marta va devoir se faire passer pour la femme de celui-ci, cachant ainsi son célibat. Exposition, nœud, dénouement: la formule est classique mais qu'importe, tellement le tout est savamment orchestré. Et tandis que les deux frères restent inamovibles, l'un dans son silence buté et l'autre dans son incapacité de communication avec son frère qu'il semble craindre, Marta, elle, va réussir à s'affranchir quelque peu de son existence effacée et soumise. Mais au centre du film, il y a surtout ce ressenti de la solitude découlant de l'incapacité, ou de l'absence de volonté d'exprimer ses sentiments. Et à l'image des personnages, on reste ici également dans le non-dit, dans l'esquisse, laissant notre imagination vaquer librement devant ce film d'une grande subtilité.

jeudi 28 août 2008

Uccellacci e uccellini (Des oiseaux, petits et grands, Pasolini, 1966)

Oscillant entre fable politique et comédie dramatique, Uccellacci e uccellini nous fait suivre les pas d'un père et de son fils au long d'une pérégrination sans véritable but dans une Italie en proie à la pauvreté que Pasolini situe quelque part entre Istanbul et Cuba. Une Italie à la croisée de l'ancien et du moderne où bretelles d'autoroutes et imposants immeubles semblent jaillir de nulle part. La bouffonnerie chaplinesque des deux personnages principaux est quelque fois interrompue par quelques relents tragiques, le temps d'un enterrement ou d'une visite chez les pauvres. Mais au centre de l'histoire, on retrouve surtout la rencontre avec ce corbeau doté de parole, exposant ses paradigmes au fil d'un soliloque politique marqué par des références à Marx, Freud et Gandhi. Un corbeau dépeignant le caractère d'un intellectuel de gauche marqué par la foi, qui n'est que raison et parole par opposition à ses deux comparses hédonistes et insouciants. Un corbeau pouvant être vu comme le double politique de Pasolini, celui-ci prenant alors conscience de la difficulté de son rôle d'artiste engagé, des limites à son action et des voies à ne pas emprunter. Au-delà de cette opposition, au fil d'un récit qui nous plonge à l'époque du moyen-âge, on retrouve l'engagement chrétien d'un Pasolini nous signifiant pas le biais de Saint-Francois la nécessité d'inculquer également au peuple le communisme (pour faire court). Un apprentissage qui tourne à la faillite dans le cas de ce corbeau sans doute trop éloigné du peuple pour y comprendre quelque chose. Une distance que Pasolini réfutera en tentant d'allier constamment "culture haute" et "culture basse", achèvements artistiques élevés et pédagogie de masse, à la fois poète intellectuel et peintre de l'homme en ce qu'il a de plus "vivant", réussissant ici la juxtaposition d'un humour dépeignant à merveille notre humanité en ce qu'elle a de plus simple et une intéressante réflexion politique.

mardi 26 août 2008

Dance Party, USA (Aaron Katz, 2006)

Loin d'être la "teen-comedy" de base que l'on pourrait supposer derrière son titre, "Dance Party USA" rejoint ce qu'on appelle le "mumblecore": budget plus que réduit, acteurs non-professionnels, script improvisé et mise en scène des relations entre jeunes. Justesse et simplicité semblent être les maîtres mots de ce petit film sans prétention qui fait mouche sans crier gare. On pense à Larry Clark notamment pour cette description d'une jeunesse américaine des classes moyennes apathique et pleine d'ennui, mais la provoc du réalisateur de "Kids" est délaissé pour construire une œuvre agissant tout en suggestion. Au détour d'un regard, d'une musique, d'un paysage urbain se créer une subtile poésie laissant entrevoir la fragilité de ces jeunes qui peinent à passer à l'âge adulte. A l'image du Ricard Linklater de "Before Sunrise", Aaron Katz nous gratifie d'une contemplation lyrique de deux caractères d'une grande justesse avec des dialogues plus vrais que nature.

lundi 25 août 2008

Décadence

Quand le totalitarisme culturel égalitaire déni tout droit de jugement et de critique parce que "tout se vaut"...
Quand le principe de tolérance est galvaudé jusqu'à ne devenir qu'un simple prétexte de non-pensée...
Quand les adages "tout est relatif..." et "les goûts et les couleurs" deviennent les instruments du non-débat amorçant le repli de la réflexion...
Quand toute critique à l'égard d'une minorité est taxée de racisme au nom du politiquement correct...
Quand on se tourne avidement vers des spiritualités hindoues aux relents exotiques avant même de s'intéresser à la spiritualité de sa propre culture.
Quand on s'extasie devant quelques instruments de percussion, parce que c'est forcément plus "cool" que le Requiem de Mozart.

Quand la décadence intellectuelle et culturelle bat son plein...

dimanche 24 août 2008

L'Assassinat de Jesse James par le lâche Robert Ford (The Assassination of Jesse James by the Coward Robert Ford, Andrew Dominik, 2007)

Le suspens tué dans l'œuf après une simple lecture du titre du film, on se doute tout de suite que les ambitions de Dominik quant à la portée de son œuvre ne se borne pas à une sempiternelle tenue en haleine du spectateur. Le teneur se situe ici plutôt entre une progressive immersion dans la psychologie des deux personnages principaux et une recherche esthétique très poussée. Outre le ton ocre érigé à l'ordre de constante durant le film, le réalisateur s'attache à l'insertion d'une nature filmée comme vivante et en mouvement, avec notamment ce ciel bas et menaçant, reflet de la paranoïa qui s'installe progressivement parmi les personnages, et ces nuages qui le parcourent rapidement, véritables leitmotiv accompagnant la progression du récit. De cette esthétisme très mallickien résulte une œuvre à la beauté plastique qui appelle une dimension poétique de tous les instants. Quant à l'exposition progressive des deux caractères principaux, elle est également réussie, passant de celle de Jesse James, brigand érigé en héros par la vox populi, à celle de son meurtrier, looser déterminé à s'extirper de sa condition en prenant pour modèle son idole. Et plutôt que vers Jesse James, notre empathie se dirige finalement vers le "lâche", celui qui rêvait de reconnaissance et s'assimilait à son idole jusqu'au point de la tuer afin de se rapprocher d'elle. Tentative vaine qui scellera son destin tragique dans une indifférence généralisée qui n'aura d'égale à l'opposé que le culte voué à celui dont il voulait devenir l'acolyte. Au-delà du tableau de cette relation ambivalente entre ces deux personnages, Dominik esquisse une peinture de la starification et de ses conséquences, dépeignant un Jesse James précurseur de nos superstars modernes, héros construit par des médias avides de trouver le nouveau "Robin des bois".
En bref, un très bon film qui prend le temps de se construire, et ce pour notre plus grand plaisir.

mercredi 13 août 2008

The Cure - Pornography


Martiale régularité de la chute dans cette abîme bannissant tout espoir, en attente de la conscience de ce fond déjà atteint.
Point de vertige, juste cette atmosphère hypnotique qui nous enrobe, nous ensevelissant sous la révélation de la noirceur existentielle.
Absurde solitude glacée d'une longue plainte tribale, qui s'enlise en nous jusqu'au KO immersif.
Pas de quartier, juste cette bande-son oppressante de notre errance désespérée.
Visite chirurgicale de l'âme sur fond d'apocalypse latente, accompagnatrice de notre trajet ici-bas.

lundi 4 août 2008

L'après-midi d'un tortionnaire (Dupa-amiaza unui tortionar, Picilie, 2001)

Huis-clos regroupant un ancien tortionnaire du régime communiste roumain, une journaliste et une victime, "L'après-midi d'un tortionnaire" est surtout le miroir d'une confession ratée, tant l'ancien bourreau semble avoir été vidé de sa propre essence par son "travail". L'impossibilité d'une quelconque condamnation, et ce malgré l'horreur des actes décrits, s'impose peu à peu, portée par l'indifférence (volonté d'oubli) des victimes et le vide intérieur hantant le tortionnaire. Le film semble malheureusement figé, n'arrivant pas à s'extirper de son carcan, fuyant l'analyse et restant à l'état d'un simple constat frisant l'ennui, faute de dynamiques visuelles et narratives suffisantes.

dimanche 3 août 2008

Le libre-arbitre (Der freie Wille, Glasner, 2006)

Dès le départ, le ton est donné: impuissant, le spectateur assiste à une scène de viol perpétré par Theo, récidiviste, incapable de contrôler ses pulsions. Et progressivement, sa culpabilité devient nôtre tandis que l'on découvre son personnage d'une infinie solitude rongé par la peur des femmes. "Le libre arbitre", Theo en est dépourvu, tout comme Nettie, abusée sexuellement par son père, et entre les deux se dessinera la plus improbable histoire d'amour aux confins de l'horreur. Caméra souvent à l'épaule, plans-séquences tour à tour terrifiants ou choquants, Glasner ne nous épargne pas dans sa réaliste description et nous entraîne aux limites de la subjectivité jusqu'à perdre nous-même ce "Libre-arbitre". Mais si le sujet est éminemment corrosif, nulle surenchère provocatrice ne vient ternir ici le tableau. La peinture est crue, certes, horrible parfois, mais surtout vraie et sans détour. Quant à l'arrière-plan sur fond de grisaille et d'austères immeubles bétonnés dans une morne ville qui n'offre d'alternative à la solitude, il est plus que réussi. Enfin, que dire du jeu des acteurs ? Jürgen Vogel nous gratifie d'une performance incroyable, tout en économie de paroles et Sabine Timoteo n'est pas en reste. Sur fond d'atmosphère pesante et malsaine, on assiste à presque 3 heures d'une grande intensité, loin, très loin de tout engagement ou morale, mais parcourues d'une tension subjective de tous les instants. Beauté, horreur, tristesse se côtoient alors dans ce maelström d'émotions qui nous laisse KO devant ce chef d'œuvre.

Naissance des pieuvres (Sciamma, 2007)

Dans la série casse-gueule des films traitant des errements de l'adolescence et de l'éveil de la sexualité, "Naissance des pieuvres" s'en tire plutôt bien. Evitant l'écueil de l'invraisemblance et du ridicule à la faveur d'un jeu d'acteur réussi, on se laisse progressivement emporter dans le monde des trois adolescentes, volontairement épuré par la réalisatrice pour l'absoudre d'une quelconque influence parentale extérieure. Un choix à double tranchant, puisque le microcosme décrit perd en réalisme ce qu'il gagne en observation psychologique des protagonistes. Mais au final, ce monde fermé sur fond de danse aquatique est décrit avec justesse et maîtrise, même si les influences ("Virgin Suicide" de S. Coppola pour les visuels notamment ou le scénario de "Fucking Amal" de Moodysson) se font sentir. Un bon premier film.

mercredi 30 janvier 2008

Mieux vivre le vide existenciel post-footballistique



Lorsqu’un être humain assiste à une retransmission sportive, et de football en particulier, il peut quelque fois s’extirper de l’inéluctable néant de la vie et de la misère de sa propre existence, en particulier s’il supporte l’une des deux équipes ( à défaut de s’assimiler à l’une de celles-ci, il est aussi possible de reporter son entière misandrie sur l’un des adversaires ou même sur un joueur en particulier, l’important étant avant tout de développer des sentiments passionnels lors de la rencontre ). Il sera aussi nécessaire dans cette optique de développer au maximum ses pulsions primitives et animales. Pour les personnes particulièrement civilisées, une consommation de stupéfiants est fortement recommandée (alcool et amphétamines en particulier).

Si ces conditions sont réunies et les paramètres cités ci-dessus respectés, il se produit alors un phénomène très étrange : durant 90 minutes, voire un peu plus longtemps en cas de prolongations, l’homme a réussi à donner un sens à sa vie en souhaitant la victoire (ou la défaite) de l’un des deux belligérants. Mais que se passe-t-il alors une fois la rencontre terminée ?

Notre compagnon ressent alors une sorte de vide existentiel profond. Celui-ci dépend certes de la victoire ou non de son équipe de par sa forme, mais est inéluctable dans son essence même. Immédiatement après le sentiment d’accomplissement ou de frustration se produisant lors du coup de sifflet final, une question primordiale se pose : ET MAINTENANT ?

Plusieurs solutions plus ou mois satisfaisantes s’offrent alors à nous. La plus simple consiste bien évidemment à se concentrer sur le prochain match, mais l’homme étant naturellement impatient et le délai d’attente représentant au minimum trois jours, on ne peut bien évidemment considérer ce dénouement comme satisfaisant. Une autre solution, dont l’efficacité est néanmoins très limitée consiste à regarder les émissions sportives consacrées à l’après match et aux autres rencontres (on suppose pour cela que la vision du match s’est faite devant un écran de télévision). Toutefois, on observera là aussi un vide existentiel (certes légèrement atténué) lors de la fin de ces émissions.

Finalement, le tabassage d’enfants (si possible les siens) et de sa femme restent des moyens très efficaces pour sortir de ce néant post-footballistique, mais il convient toutefois d’indiquer que ceux-ci peuvent s’avérer dangereux (enfants particulièrement sauvages, épouse féroce, visite des forces de l’ordre). Lors d’une visite au stade, une alternative supplémentaire s’offre à nous par le biais du hooliganisme. Il faut souligner la pertinence de cette solution du fait de ce sentiment d’appartenance à une communauté qui se créer alors et agit comme une thérapie collective. Mais là encore, des risques non négligeables existent : en effet, le vandalisme étant malheureusement prohibé par la loi, les forces de l’ordre risquent ici aussi d’intervenir et se profilent décidemment comme de véritable troubles fête. Comme disent nos amis anglo-saxons: « No risk no fun »...