vendredi 13 avril 2012

Au hasard Balthazar (Bresson, 1966)

Au détour d’une maison de vacances, on entrevoit l’enfance heureuse, l’amour naissant. Le restant du chemin sera celui menant à la mort, la boucle est bouclée. 1h30 pour assister à une évocation du mal dans le monde par le biais d’une douceur sainte, un âne se révélant plus spirituel que le monde qui l’entoure. Le regard de Bresson est d’une noirceur rare : en effet, ici, l’émotion ne naît pas des rouages manipulateurs habituels du cinéma, mais se développe par sa profondeur, sa simplicité, sa pureté. Le dépouillement extrême confère à cette étude sur la cruauté une rigueur totale, une justesse éternelle. Réduits à de simples détails, les dialogues ne sont plus que des ornements atonaux laissant place à l’essence du cinéma, l’image et le mouvement, la photographie. Et quelques fois cette superbe musique de Schubert qui rompt la sécheresse du constat amer de Bresson, l’espace de quelques instants fugaces. Face à cette austérité quasi-totale, l’immersion se travaille et se mérite pour comprendre et accéder à la grâce qui se dégage de cette peinture d’une société matérialiste où la spiritualité n’a plus sa place. Un chef d’œuvre intemporel.

vendredi 16 octobre 2009

Le ruban blanc (Haneke, 2009)

Chronique d'un village allemand à l'aube de la première Guerre Mondiale, Le ruban blanc se dessine comme une fresque réaliste qui revendique son classicisme, inspiré par les films de Bergman ou par La Nuit du chasseur de Laughton (le personnage du pasteur): on est frappé d'emblée par cette photographie en noir et blanc, par ces costumes et ces décors d'époque, habitués que nous étions à voir évoluer les personnages d'Haneke dans la société contemporaine. Autre changement majeur par rapport aux œuvres précédentes du cinéaste autrichien, le passage de l'observation d'un microcosme (avec pour noyau la famille dans Benny's Video, Funny Games, Le septième continent ou La pianiste) à un autre (celui plus vaste du village). Le tout avec une réussite relative, car ce qu'Haneke gagne en élargissant son cadre (interférences entre les protagonistes, peinture analytique d'une époque), il est obligé de le délaisser pour des raisons de durée du film (immersion plus profonde dans la psychologie des personnages), et ce malgré les 2h30 que durent la projection. Il est d'ailleurs intéressant de noter que le réalisateur souhaitait au départ réaliser une série pour la télévision, ce qui aurait sans doute permis de pénétrer plus en détail les personnages. Mais il s'agit d'un des seuls défauts du film, dans lequel on s'enlise lentement, immergé progressivement dans ce climat oppressant et austère, observateur des autorités castratrices en place dans cette société du châtiment. Les hiérarchies sociales sont clairement établies (baron-pasteur-régisseur-instituteur-paysans), et la faillite morale des autorités en place agit en catalyseur des perversions et des mesquineries présentes en tout un chacun. La Grande Guerre se profile en toile de fond, elle qui sera finalement l'unique échappatoire aux incidents qui émaillent le village, alors que l'on passe d'une lutte à une autre, du combat de la vie de tous les jours à la première Guerre Mondiale, comme si toute forme d'existence sans rapports de force était impossible. En parallèle à cette vision pessimiste, Haneke tente également d'analyser l'origine du mal, tandis que se profile une génération qui sera celle du nazisme. Pour autant, Le ruban blanc comme les précédentes œuvres du cinéaste n'offre pas d'explications immédiates, se refusant à toute manipulation et laissant le spectateur dans l'expectative, dans le labyrinthe de ses pensées, libre, tout simplement...

jeudi 8 octobre 2009

Wassup Rockers (Larry Clark, 2006)

Dans Wassup Rockers, Larry Clark use (et abuse) des ingrédients qui ont fait l'intérêt (et le succès) de ses précédents opus. Skate, violence et sexe sous fond de crise adolescente, la recette rappelle évidemment Kids et Ken Park. On suit cette fois une bande de latinos du ghetto de South Central qui se démarquent de leur environnement teinté de gangster-attitude par leurs cheveux longs et la musique punk qu'ils écoutent. Et de fil en aiguille, la B.O. de Wassup Rockers regroupe une série de morceaux punk-hardcore estampillés années 80 et pas piqués des vers, pour notre plus grand plaisir. Pourtant, Larry Clark s'est assagi, et l'on reste souvent dans l'attente des scènes trash caractéristiques de ses films antérieurs, qui, si elles le cantonnaient bien souvent dans le rôle ingrat d'un réalisateur 100% provoc, faisaient également sa force. Wassup Rockers axe sa thématique sur une série d'antagonismes socio-culturels (rockers-gangsters, riches-pauvres, blancs-hispaniques, hispaniques-noirs) qui n'évitent pas toujours le dangereux écueil du cliché. Mais Larry Clark n'a pas perdu son talent, et une photographie très réussie, des acteurs convaincants ainsi qu'un regard sur l'adolescence qui reste souvent très juste permettent au film de s'en tirer avec la mention honorable.

mardi 6 octobre 2009

Le livre du rire et de l'oubli (Kundera)

A la croisée des chemins entre recueil de nouvelles, essai, fiction et autobiographie, on s'engage dans Le livre du rire et de l'oubli comme porté par une indicible quiétude qui s'affine au gré des mots comme une subtile sérénité remémorative des lectures de l'enfance, tant Kundera "conte" ses personnages, ses lieux, ses idées...
Tout ici est coulant, d'un naturel qui apaise. Et pourtant, sous cette simplicité de style, on aborde de nombreux sujets autrement plus profonds qu'ils n'y paraissent: le rire bien sûr, et l'oubli, celui d'un peuple en perte d'identité, celui de l'être aimé, celui de soi-même... Puis l'exil, le désir, l'oppression politique, comme autant de thèmes récurrents d'une œuvre langoureusement poétique et inclassable.

mercredi 1 juillet 2009

Nachtlied (I)

«Qui peut-il avoir été ?» Rilke

La nuit... Plus rien que cela... Pour n'être plus qu'un avec cette amie de toujours... Plus qu'un petit effort... Tendre l'oreille et écouter... Entendre alors l'apaisant soliloque de la mort... Se laisser aller enfin...

En attendant, j'observe les quatre murs de ma cellule. Plus d'un mois que ces cloisons m'emprisonnent, parachevant mon oeuvre, ce moi à la déliquescence depuis longtemps amorcée. La folie m'aura guetté de bout en bout, devinant une proie facile. Comment même savoir si sa traque aura été achevée? Cet hôpital, bien sûr... mais est-ce réellement suffisant ? M'aurait-elle donc finalement happé? Qu'importe finalement si je ne sais, bientôt, tout sera fini. L'essentiel n'aura été de toute manière non le résultat de cette longue course-poursuite, mais seulement son développement. C'est lui qui m'aura pesé, angoissé, poussé aussi. Lui qui aura alpagué les tréfonds de mon âme, sans répit, hantant mes moindres recoins, accompagnant mon être. Et malgré mon effroi, cette folie latente m'était évidemment nécessaire. Spectre ami, tu m'auras été fidèle jusqu'au bout, et pourtant je ne sais toujours si tu m'as conquis, parachevant ainsi enfin tes incessantes approches en une définitive copulation. Mais mon absolution sera autre, je le sais désormais. Et du moins elle sera mienne. L'important n'est pas là. Ce flirt d'une vie aura généré ce que j'ai été, ces quelques poèmes que je laisse. Car le mal, ton mal, les immondices dont tu m'as rempli et dont tu m'inonde encore ne furent pour moi qu'un simple moyen de réaliser ma conception du beau. Oui, malgré mes craintes, je t'aime encore, mon aliénation sommeillante, ô ma fièvre larvée. Tu m'auras accompagnée de bout en bout, je t'en remercie. Reste que j'aurais tout de même eu le dernier mot. Encore que... Peut-être me diriges-tu à présent... Qu'importe finalement, je te laisse...

Du plus loin que je me souvienne, ce sont des odeurs qui me reviennent. Celle du chocolat chaud que servait notre gouvernante, alors que dehors la neige recouvrait le Waagplatz de Salzbourg. Une agréable sensation de n'avoir jamais quitté le ventre maternel m'envahissait alors, tandis que ces agréables effluves chatouillaient mes narines.
Notre maison était spacieuse, une de ces solides bâtisses autrichiennes semblable à tant d'autres. Quincaillier de métier, mon père assurait des revenus aisés à la famille et aux six enfants que nous étions. Ma mère quant à elle vaquait généralement à son passe-temps favori, s'occupant de ses collections d'antiquités, subvenant certes à nos besoins matériels de jeunes enfants sans pour autant faire preuve envers nous de la moindre affection. Il lui arrivait ainsi de passer des journées entières dans ses pièces, admirant ses collections, enfermée à double tour, seule avec ses bibelots. Ce qui ne manquait d'occasionner en retour de sempiternelles disputes avec mon père, vis-à-vis duquel elle adoptait par ailleurs le même comportement réservé et distant. Ce n'est que bien plus tard que je découvris son addiction à la morphine. Personne ne s'était jamais douté de rien et, autant ses proches que la société petit-bourgeoise de Salzbourg qu'elle fréquentait alors n'auraient pu imaginer cette tare secrète. A quel point cette toxicomanie aura influencée l'attitude de ma mère, je n'en sais rien... Toujours est-il que, ne remplissant suffisamment son rôle maternel, ce fut notre gouvernante qui s'en chargea. Fervente catholique, Marie Boring, d'origine alsacienne, fût aussi à l'origine de mon goût pour la langue française. C'est ainsi que je découvris plus tard grâce à elle Baudelaire et Rimbaud pour plonger dans le lyrisme d'une langue qui berça ainsi constamment mon esprit. Mais les premières poésies qui colorèrent mon enfance furent musicales, lors de ces réceptions endimanchées durant lesquelles un ami de mes parents prenait place sur notre vieux Bechstein pour y interpréter quelques morceaux.. Schubert surtout, et son romantisme tragique et digne. Schubert et son subjuguant quatuor. La jeune fille et la mort que je découvris plus tard comme l'on appréhende l'alter-ego musical de sa propre existence, comme l'on saisit au passage le morceau qui harmonise notre être.
La jeune fille, Gretl... La seule. L'unique. Et la mort alors? Nous y viendrons en temps voulu...

Salzbourg, je me souviens...

Je me souviens ces agréables après-midi d'automne passés à observer le Waagplatz, penché sur la fenêtre, bercé par les sourdes senteurs des feuilles mortes... Et qu'elle devenait ensuite grise et glaciale, cette cité autrichienne lorsque pointait alors l'hiver, rude et sans pitié.
Je me souviens ces repas partagés en famille le dimanche, diners qu'accompagnait généralement un silence pesant. Une sourde et insaisissable rancœur alourdissait l'atmosphère. Quelques simulacres de conversation s'élevaient sporadiquement, vite recouverts par une muette morosité, qui pourtant en disait bien plus long que tous les mots aphones précédemment vomis.
Je me souviens cette maladie de mon grand-père. On pourrait penser que l'approche imminente de la mort rend aux monstres un semblant d'humanité. Qu'ils tentent alors par d'ultimes faits et gestes d'instaurer l'oubli de leurs actes passés, afin de ne pas mourir seuls. J'espérais encore une éruption finale de bonté, un dernier soubresaut qui puisse couvrir d'une fleur, fut-elle une simagrée, le fiel d'une vie dont la nauséeuse odeur s'était déversée 82 années durant sur ses proches. Oui, malgré la haine que je vouais à ce grand-père, je ne pouvais me résoudre à ne point découvrir la lueur d'humanité qui jaillirait enfin de cette pourrissante carapace. En vain. Aigre et hostile jusque dans l'anémie annonciatrice de la fin prochaine, le vieux patriarche s'éteignit dans un flots de vénéneux reproches adressés à ma mère.
Je me souviens enfin Gretl, sa naissance, son être, son amour, notre amour. J'avais quatre ans. Je me remémore encore le sentiment de solitude qui m'envahissait alors déjà, de celle qui permet un repli de l'âme qui m'aura toujours été à la fois nécessaire et douloureux. L'action repousse la conscience tandis que les pensées solitaires la prodiguent, jusqu'à nous enliser dans une nécessaire mélancolie.

Oui, j'aurais voulu me passer de toi, qui tortura mon esprit et éleva en moi contradictions et désespoir. Funeste conscience, j'aurais pâtit de toi, mais désormais tu t'échappes enfin, me laissant, moi, mon absolution, puis bientôt plus rien.

Gretl, seule à m'avoir alors extirpé de cet ascétisme de l'enfance, seule que j'aurais jamais aimé, ma sœur, mon double, mon amour. Années heureuses, édéniques, lorsque notre promiscuité revêtait encore les draps de l'innocence. Années heureuses avec toi, à découvrir, jouer, partager. Années heureuses dans cette bulle lénifiante que nous nous étions créé, loin, bien loin des tumultes de nos frères et sœurs, loin, bien loin des préoccupations parentales...

J'avais 10 ans lorsque je fus admis au Staatsgymnasium. Tout comme moi, mes camarades de classe étaient issus de la bourgeoisie salzbourgeoise. Nous étions ainsi 41 à affronter chaque matin la sévérité acerbe des professeurs de l'école qui nous prodiguaient froidement de fades leçons abstruses. Et tandis que certains tentaient de s'opposer aux manières d'agir de nos maîtres, je sombrais au contraire dans une atrophie trompeuse. C'est avec calme que j'affrontais cette âpre éducation austro-hongroise, mais au-dedans, l'abcès s'était formé, et il grandissait sans que je songea à le faire enfin éclater. Aux martiales invectives professorales, je n'opposais qu'une impassible soumission, aux coups de bâton une indifférence douloureuse. Mais cette feinte placidité m'échappait tout à fait lorsque je devais justifier mes mauvais résultats auprès de mes parents. C'est cette pression ci qui m'accablait finalement le plus, toute accompagnée qu'elle était de ces nauséeuses exigences d'obtenir un bon diplôme puis d'exercer un métier « convenable ». Que de fois ai-je songé à ne pas rentrer chez moi plutôt que d'affronter les regards réprobateurs et les propos blessants qui m'attendaient au domicile familial. Mais l'incapacité et l'absence de volonté d'agir me rongeaient, si bien que mes pas me menaient invariablement vers le Waagplatz.

Souvent, et particulièrement en hiver, il faisait déjà nuit lorsque je franchissais l'imposante grille de l'école, et alors que je me baignais dans l'obscurité, sous les voutes célestes desquelles perçait une lune blanchâtre, je me sentais enfin vivant, seul dans l'opacité de ces fins de journées qui accompagnaient mon être. Dissimulé par les sombres brumes de la nuit tombante, j'échappai alors aux regards des hommes, aux moqueries sinistres de mes « semblables », de ces autres élèves qui singeaient mes postures courbées, mes regards hagards et mes attitudes soucieuses. Et là encore, je n'opposais aux quolibets des autres qu'une sourde apathie, qui, accompagnée par mes airs perdus et fous suffisait heureusement à dissuader les autres écoliers de pousser plus loin leurs railleries.

Il serait faux de dire que les conditions de mon enfance furent particulièrement pénibles, je n'avais plus à me plaindre que n'importe quel autre fils d'une famille bourgeoise de l'époque,et sûrement bien moins que d'autres enfants infiniment moins gâtés par le confort matériel. Mais dans cette propension innée qu'ont les hommes au bonheur ou au malheur, il me semblait avoir fait une mauvaise pioche, et les sentiments de culpabilité que j'éprouvais en me disant que d'autres avaient bien plus de raisons d'être malheureux que moi ne m'étaient d'aucun secours. Il est curieux de se dire qu'un tel ne sera jamais heureux, quoi qu'il fasse, quoi qu'il vive, tandis que d'aucun accédera facilement à un bonheur qui lui semblera tout naturel. Non, l'inégalité n'est décidément uniquement histoire de conditions de vie, mais s'immisce dans nos âmes de façon bien plus incompréhensible et pernicieuse pour déterminer à quel point nous apprécierons nos joies et subirons nos chagrins.

lundi 1 décembre 2008

Après-Minuit

"Après minuit commence la griserie des vérités pernicieuses." E. Cioran

Les heures de l'Après-minuit, celles des solitudes mélancoliques ou grisantes, naissances d'une lucidité fugace au parfum d'inachevé.
C'est lorsque les autres dorment que notre propre éveil permet de juste poser un court regard sur ce qui est ou ce que l'on croit. Se sentir étranger à soi-même pour "voir", démiurge observant sa construction imparfaite. On ne se découvre que seul, dans la tempête tassée de son âme. Affres des songes qui nous rongent et nous découvrent dans un même mouvement cathartique. La fuite vers la compagnie des hommes permet d'oublier cette clairvoyance qui autrement serait fatale: autant tenter de maintenir l'équilibre et s'embourber volontairement dans une vision trouble, donc plus supportable. Emplir son corps pour vider son âme, on ne compte plus les verres que nécessite l'opération. Qui de toute façon finira tôt ou tard en un indicible avortement.
Jusqu'à rétablir dans une solitude retrouvée une fragile harmonie.

Les heures de l'Après-minuit, baignant dans le fracas des voix qui s'élèvent toujours plus haut, portées par la délicieuse chaleur de l'alcool.
Celles du partage, des éclats, des excès. La joie, même si mirage et éphémère, à portée de main, tandis que l'amitié partage ses goulots. Coup de pied au cul du sommeil pernicieux et précoce, affirmation d'une vitalité autrefois contenue. Refaire le monde, invoquer les étoiles, côtoyer les anges. L'imprévu s'invite à chaque coin de rue, hasard bienvenu qui nous ensorcelle.
Jusqu'aux pas chancelants qui nous guident tant bien que mal jusque dans les bras d'une Morphée tourmentée.

Les heures de l'Après-minuit, celles des "imaginaires" plus vrais que nature, page après page, image après image, son après son. Celles de l'appétence pour le beau. Y plonger, aidé par le silence et la nuit, jusqu'à ce que le sommeil sépulcral absorbe temporairement cet autre monde qui aura été nôtre. Élévation des perceptions dans l'alcôve des ténèbres inspirés, inspirants. Ne plus retenir les mots et les pensées, pour en finir avec la pudeur du jour, faire jaillir ou recueillir, au choix. Accalmie extérieure qui entraîne le bouillonnement des idées, des sens, des appréciations.
Jusqu'à quitter le livre, terminer le film, éteindre la musique, ou poser la plume.

Les heures de l'Après-minuit, celles que j'aime jusque dans leur triste solitude.

dimanche 16 novembre 2008

Terminus


La nuit s'apprête à ensevelir la ville sous sa sombre toile, laissant transparaître les dernières lueurs tamisées de cette froide fin de journée hivernale. C'est l'heure à laquelle les lampadaires s'éclairent, prenant le relais des ultimes rayons solaires qui se meurent dans la grisaille et l'obscurité naissante. Les trottoirs, qui au petit matin scintillaient encore des milles éclats blancs de la neige tombée durant la nuit, ne sont désormais plus qu'un triste amas boueux dans lequel s'enfoncent les pas mal assurés des travailleurs regagnant leurs domiciles. Vendeurs, employés de bureaux et ouvriers se croisent, se dépassent, se bousculent parfois avant de reprendre leur marche. Dans les transports en commun, le silence est presque total. Regards fuyants et mines fatiguées qui se laissent bercer par le vrombissement du moteur ou l'insipide voix de la speakerine annonçant les arrêts, alors que bus et tramways se vident peu à peu de ces simulacres d'existence. Tempête tassée de mouvements, maelströms de phares poignardant la pénombre, le corps urbain anime ses membres, traversés dans leurs moindres orifices, parcourus par l'activité des microcosmes qui se hâtent. Au cœur de cet organisme fuligineux, la gare centrale aspire et rejette ses milliers de créatures au rythme des trains qui se succèdent, inlassablement.
Dans le bar qui fait face aux voies ferrées, c'est le calme plat. Tout au plus quelques coudes qui se lèvent pour quitter le comptoir l'espace d'un instant, mouvements indispensables à la seule activité qu'on connaît dans ce rade qui suinte la résignation. L'échec y a élu domicile, son odeur rance enfume les lieux, ses traits dessinent les visages, ses affres soulignent le mutisme ambiant. Le "Terminus". C'est ici que l'on accoste lorsque l'on a tout perdu, qu'on chavire sous le poids de la vie, qu'on coule sous celui de l'alcool. S'en emplir pour crever l'abcès... Cuites désabusées, solitaires, aphones... Inertie des perdants...
Ils sont trois, chacun sa table, chacun son verre. A quoi bon squatter le comptoir quand on a rien à se dire ? Un simple regard suffit, la compagnie d'un verre de bière aussi. De l'autre côté du comptoir, le constat d'échec est le même: patron et clients se retrouvent dans leur faillite. Reste qu'on est au chaud ici, c'est déjà ça. On se serait bien passé de ce souffle froid qui s'invite lorsque la porte s'ouvre, laissant alors entrevoir la massive silhouette d'un vieillard barbu. Qui s'avance vers le comptoir, accompagné des mornes regards des présents. Hormis sa grande valise, pas grand chose ne différencie le nouvel arrivant des habitués. Même tenue négligée, même manière de marcher, lente, résignée. Et pourtant il y a ce quelque chose dans le regard qui rappelle un bonheur autrefois entrevu et augure d'une once d'espoir en l'avenir. L'abdication n'a encore achevée son inébranlable besogne.
"On vous sert quoi ?"
"Rien, c'est moi qui suis là pour ça."
"Qu'est ce que tu veux le vieux ? "
"Je travaille pour une enseigne de spiritueux, j'ai des échantillons à faire goûter à vos clients si vous n'y voyez d'inconvénient..."
"Tant que j'y ai droit aussi..."
Déballage des bouteilles, qui contiennent un liquide verdâtre. Chacun la sienne, on boit. Pour le marketing faudra repasser. Et puis faire de la pub dans l'antre de l'échec, faut pas pousser non plus... Qu'importe, les flacons se vident. L'amertume de cette étrange boisson se mélange à celle des âmes, s'invite dans les gosiers qu'elle traverse. C'est fort, ça brûle, on se réchauffe. Le vieillard en profite aussi, et quelques luisantes gouttes vertes ornent sa longue barbe blanche désormais, conséquences d'une lampée hasardeuse. Malgré l'alcool, le silence persiste, religion des résignés.Pour l'apostasie faudra repasser plus tard.
En attendant, les tournées s'enchaînent, les réserves de flacons semblent inépuisables...
Soudain, un cri fuse: "Nom de Dieu, je suis totalement saoul !". C'est le client le plus âgé, véritable vétéran de la loose, champion de l'échec. Et comme par écho, d'autres voix s'élèvent: "Putain, c'est la plus grosse cuite de ma vie ! Elles sont bonnes tes bouteilles le vieux...". Les langues se délient, des conversations s'engagent. Un client se lève: pianiste raté, il titube jusqu'à l'instrument désaccordé du fond du bar, hasarde quelques accords. Du mineur uniquement, on ne se refait pas. Progressivement, les notes s'entrechoquent et se lient jusqu'à former une démoniaque danse mélancolique. Vagues regains de valses slaves copulant avec des tritons dissonants. Diabolus in musica. On danse, on chante, on revit. Le sol se couvre de verre, on boit à la russe désormais. Le vétéran de la loose tente d'allumer la barbe du vieillard à l'aide de son briquet. Celui-ci l'observe, souriant. Le patron commence à démolir ses propres chaises, s'évertuant à les utiliser comme projectiles pour atteindre un tableau perché au mur. Celui-ci représente la princesse Diana. "Crève, salope!".
A l'extérieur, les lumières des habitations s'éteignent progressivement, le silence s'installe, le sommeil s'invite. Quelques cris éparses résonnent au loin, vite couverts par le passage en gare d'un train de marchandises. Quelque part dans sa chambre, une jeune fille reluque quelques photographies, s'accrochant à ces fragments, reflets d'un amour inaccessible. Images en guise de sensations, le rêve s'accroche aux vaines espérances d'un partage de l'existence sinon d'une utopique proximité. Nuit blanche en perspective... Sur le parvis d'une église, quelques clochards frigorifiés viennent d'allumer un feu, partageant autour de la flamme leurs haleines fétides. Ici aussi, la nuit s'annonce longue.
Dans le bar, la fête bat son plein. On gueule, on danse, on s'amuse. Les murs font désormais office de latrines, on vomit allègrement sur les tables. Des années qu'on attendait cette catharsis refoulée, cet exutoire salvateur, alors on ne va pas s'embarrasser de convenances! Crever l'abcès, tout oublier au moins le temps d'une nuit, faire jaillir la vie retrouvée. Personne ne s'entend plus parler dans le tumulte infernal d'entre ces quatre murs. Une chaise vole par la fenêtre, le froid s'invite à la fête, qu'importe, ce soir il sera un joyeux compagnon lui-aussi.
Ces âmes qui ne contenaient que turpitudes se sont enfin vidées, le corps a pris le dessus. Les mouvements guident le cerveau, danses rédemptrices et hallucinées, cris expiatoires et animaux. Mais déjà, l'Après guette, s'immisce dans ce bonheur éphémère lorsque l'un des fêtards s'assoupit. Puis s'installe définitivement lorsqu'il n y a plus rien à boire, juste une dernière cigarette à fumer. Pour enfin, dévoiler le mensonge, lorsqu'une autre réalité reprend le dessus. Mirages de joie, imposture de la fête, simulacres d'une nuit grisante. La page se tourne, douloureusement, il ne pouvait en être autrement. Sans regrets, car la souffrance même vaut mieux que la platitude des émotions. S'engager sur le grand huit, la grande descente...
Odeurs de tabac froid, vapeurs rances d'alcool, le "Terminus" se réveille douloureusement. Les fêtards de la veille s'observent du coin de l'œil, méfiants. Le vieillard aux bouteilles vertes a disparu, oubliant sa valise qui gît au pied du bar. L'un des clients s'en approche, c'est le vétéran. Fouille en règle du bagage. Puis il se redresse, très blême, et on l'entend marmonner quelques paroles: "Putain, mais ouais, c'était Dieu ce mec... Merde... Finir ici, c'est bizarre quand même... Quoique... L'échec... Il a tout chié en fait ce type... Le pire looser, c'est lui... Au bon endroit, au bon endroit...".
Dehors, le soleil ne s'est toujours pas levé. Il est pourtant 10 heures passées. De fait, la ville est plongée dans une obscurité inhabituelle. Lampadaires éteints, seuls les phares des voitures balaient la pénombre, halos de lumières égarés et nerveux. Et pourtant la vie suit son cours, les employés ont rejoints leurs bureaux, les ouvriers tentent tant bien que mal de travailler dans ces conditions pour le moins inhabituelles, les vendeurs gardent leurs stores ouverts. Rien n'arrête la routine.
Soudain, à proximité des voies ferroviaires retentit un bref hurlement.
Le cadavre du vieillard qu'on retrouvera quelque temps après sous les rails finira à la fosse commune. Identité inconnue. Autopsie qui conclue au suicide. Paraît qu'au milieu de tout ce sang, on ne reconnaissait plus grand chose. Juste ce bout de barbe blanche, avec cette étrange tâche verdâtre dessus...