«Qui peut-il avoir été ?» Rilke
La nuit... Plus rien que cela... Pour n'être plus qu'un avec cette amie de toujours... Plus qu'un petit effort... Tendre l'oreille et écouter... Entendre alors l'apaisant soliloque de la mort... Se laisser aller enfin...
En attendant, j'observe les quatre murs de ma cellule. Plus d'un mois que ces cloisons m'emprisonnent, parachevant mon oeuvre, ce moi à la déliquescence depuis longtemps amorcée. La folie m'aura guetté de bout en bout, devinant une proie facile. Comment même savoir si sa traque aura été achevée? Cet hôpital, bien sûr... mais est-ce réellement suffisant ? M'aurait-elle donc finalement happé? Qu'importe finalement si je ne sais, bientôt, tout sera fini. L'essentiel n'aura été de toute manière non le résultat de cette longue course-poursuite, mais seulement son développement. C'est lui qui m'aura pesé, angoissé, poussé aussi. Lui qui aura alpagué les tréfonds de mon âme, sans répit, hantant mes moindres recoins, accompagnant mon être. Et malgré mon effroi, cette folie latente m'était évidemment nécessaire. Spectre ami, tu m'auras été fidèle jusqu'au bout, et pourtant je ne sais toujours si tu m'as conquis, parachevant ainsi enfin tes incessantes approches en une définitive copulation. Mais mon absolution sera autre, je le sais désormais. Et du moins elle sera mienne. L'important n'est pas là. Ce flirt d'une vie aura généré ce que j'ai été, ces quelques poèmes que je laisse. Car le mal, ton mal, les immondices dont tu m'as rempli et dont tu m'inonde encore ne furent pour moi qu'un simple moyen de réaliser ma conception du beau. Oui, malgré mes craintes, je t'aime encore, mon aliénation sommeillante, ô ma fièvre larvée. Tu m'auras accompagnée de bout en bout, je t'en remercie. Reste que j'aurais tout de même eu le dernier mot. Encore que... Peut-être me diriges-tu à présent... Qu'importe finalement, je te laisse...
Du plus loin que je me souvienne, ce sont des odeurs qui me reviennent. Celle du chocolat chaud que servait notre gouvernante, alors que dehors la neige recouvrait le Waagplatz de Salzbourg. Une agréable sensation de n'avoir jamais quitté le ventre maternel m'envahissait alors, tandis que ces agréables effluves chatouillaient mes narines.
Notre maison était spacieuse, une de ces solides bâtisses autrichiennes semblable à tant d'autres. Quincaillier de métier, mon père assurait des revenus aisés à la famille et aux six enfants que nous étions. Ma mère quant à elle vaquait généralement à son passe-temps favori, s'occupant de ses collections d'antiquités, subvenant certes à nos besoins matériels de jeunes enfants sans pour autant faire preuve envers nous de la moindre affection. Il lui arrivait ainsi de passer des journées entières dans ses pièces, admirant ses collections, enfermée à double tour, seule avec ses bibelots. Ce qui ne manquait d'occasionner en retour de sempiternelles disputes avec mon père, vis-à-vis duquel elle adoptait par ailleurs le même comportement réservé et distant. Ce n'est que bien plus tard que je découvris son addiction à la morphine. Personne ne s'était jamais douté de rien et, autant ses proches que la société petit-bourgeoise de Salzbourg qu'elle fréquentait alors n'auraient pu imaginer cette tare secrète. A quel point cette toxicomanie aura influencée l'attitude de ma mère, je n'en sais rien... Toujours est-il que, ne remplissant suffisamment son rôle maternel, ce fut notre gouvernante qui s'en chargea. Fervente catholique, Marie Boring, d'origine alsacienne, fût aussi à l'origine de mon goût pour la langue française. C'est ainsi que je découvris plus tard grâce à elle Baudelaire et Rimbaud pour plonger dans le lyrisme d'une langue qui berça ainsi constamment mon esprit. Mais les premières poésies qui colorèrent mon enfance furent musicales, lors de ces réceptions endimanchées durant lesquelles un ami de mes parents prenait place sur notre vieux Bechstein pour y interpréter quelques morceaux.. Schubert surtout, et son romantisme tragique et digne. Schubert et son subjuguant quatuor. La jeune fille et la mort que je découvris plus tard comme l'on appréhende l'alter-ego musical de sa propre existence, comme l'on saisit au passage le morceau qui harmonise notre être.
La jeune fille, Gretl... La seule. L'unique. Et la mort alors? Nous y viendrons en temps voulu...
Salzbourg, je me souviens...
Je me souviens ces agréables après-midi d'automne passés à observer le Waagplatz, penché sur la fenêtre, bercé par les sourdes senteurs des feuilles mortes... Et qu'elle devenait ensuite grise et glaciale, cette cité autrichienne lorsque pointait alors l'hiver, rude et sans pitié.
Je me souviens ces repas partagés en famille le dimanche, diners qu'accompagnait généralement un silence pesant. Une sourde et insaisissable rancœur alourdissait l'atmosphère. Quelques simulacres de conversation s'élevaient sporadiquement, vite recouverts par une muette morosité, qui pourtant en disait bien plus long que tous les mots aphones précédemment vomis.
Je me souviens cette maladie de mon grand-père. On pourrait penser que l'approche imminente de la mort rend aux monstres un semblant d'humanité. Qu'ils tentent alors par d'ultimes faits et gestes d'instaurer l'oubli de leurs actes passés, afin de ne pas mourir seuls. J'espérais encore une éruption finale de bonté, un dernier soubresaut qui puisse couvrir d'une fleur, fut-elle une simagrée, le fiel d'une vie dont la nauséeuse odeur s'était déversée 82 années durant sur ses proches. Oui, malgré la haine que je vouais à ce grand-père, je ne pouvais me résoudre à ne point découvrir la lueur d'humanité qui jaillirait enfin de cette pourrissante carapace. En vain. Aigre et hostile jusque dans l'anémie annonciatrice de la fin prochaine, le vieux patriarche s'éteignit dans un flots de vénéneux reproches adressés à ma mère.
Je me souviens enfin Gretl, sa naissance, son être, son amour, notre amour. J'avais quatre ans. Je me remémore encore le sentiment de solitude qui m'envahissait alors déjà, de celle qui permet un repli de l'âme qui m'aura toujours été à la fois nécessaire et douloureux. L'action repousse la conscience tandis que les pensées solitaires la prodiguent, jusqu'à nous enliser dans une nécessaire mélancolie.
Oui, j'aurais voulu me passer de toi, qui tortura mon esprit et éleva en moi contradictions et désespoir. Funeste conscience, j'aurais pâtit de toi, mais désormais tu t'échappes enfin, me laissant, moi, mon absolution, puis bientôt plus rien.
Gretl, seule à m'avoir alors extirpé de cet ascétisme de l'enfance, seule que j'aurais jamais aimé, ma sœur, mon double, mon amour. Années heureuses, édéniques, lorsque notre promiscuité revêtait encore les draps de l'innocence. Années heureuses avec toi, à découvrir, jouer, partager. Années heureuses dans cette bulle lénifiante que nous nous étions créé, loin, bien loin des tumultes de nos frères et sœurs, loin, bien loin des préoccupations parentales...
J'avais 10 ans lorsque je fus admis au Staatsgymnasium. Tout comme moi, mes camarades de classe étaient issus de la bourgeoisie salzbourgeoise. Nous étions ainsi 41 à affronter chaque matin la sévérité acerbe des professeurs de l'école qui nous prodiguaient froidement de fades leçons abstruses. Et tandis que certains tentaient de s'opposer aux manières d'agir de nos maîtres, je sombrais au contraire dans une atrophie trompeuse. C'est avec calme que j'affrontais cette âpre éducation austro-hongroise, mais au-dedans, l'abcès s'était formé, et il grandissait sans que je songea à le faire enfin éclater. Aux martiales invectives professorales, je n'opposais qu'une impassible soumission, aux coups de bâton une indifférence douloureuse. Mais cette feinte placidité m'échappait tout à fait lorsque je devais justifier mes mauvais résultats auprès de mes parents. C'est cette pression ci qui m'accablait finalement le plus, toute accompagnée qu'elle était de ces nauséeuses exigences d'obtenir un bon diplôme puis d'exercer un métier « convenable ». Que de fois ai-je songé à ne pas rentrer chez moi plutôt que d'affronter les regards réprobateurs et les propos blessants qui m'attendaient au domicile familial. Mais l'incapacité et l'absence de volonté d'agir me rongeaient, si bien que mes pas me menaient invariablement vers le Waagplatz.
Souvent, et particulièrement en hiver, il faisait déjà nuit lorsque je franchissais l'imposante grille de l'école, et alors que je me baignais dans l'obscurité, sous les voutes célestes desquelles perçait une lune blanchâtre, je me sentais enfin vivant, seul dans l'opacité de ces fins de journées qui accompagnaient mon être. Dissimulé par les sombres brumes de la nuit tombante, j'échappai alors aux regards des hommes, aux moqueries sinistres de mes « semblables », de ces autres élèves qui singeaient mes postures courbées, mes regards hagards et mes attitudes soucieuses. Et là encore, je n'opposais aux quolibets des autres qu'une sourde apathie, qui, accompagnée par mes airs perdus et fous suffisait heureusement à dissuader les autres écoliers de pousser plus loin leurs railleries.
Il serait faux de dire que les conditions de mon enfance furent particulièrement pénibles, je n'avais plus à me plaindre que n'importe quel autre fils d'une famille bourgeoise de l'époque,et sûrement bien moins que d'autres enfants infiniment moins gâtés par le confort matériel. Mais dans cette propension innée qu'ont les hommes au bonheur ou au malheur, il me semblait avoir fait une mauvaise pioche, et les sentiments de culpabilité que j'éprouvais en me disant que d'autres avaient bien plus de raisons d'être malheureux que moi ne m'étaient d'aucun secours. Il est curieux de se dire qu'un tel ne sera jamais heureux, quoi qu'il fasse, quoi qu'il vive, tandis que d'aucun accédera facilement à un bonheur qui lui semblera tout naturel. Non, l'inégalité n'est décidément uniquement histoire de conditions de vie, mais s'immisce dans nos âmes de façon bien plus incompréhensible et pernicieuse pour déterminer à quel point nous apprécierons nos joies et subirons nos chagrins.
Los l'OMos
Il y a 6 ans