La nuit s'apprête à ensevelir la ville sous sa sombre toile, laissant transparaître les dernières lueurs tamisées de cette froide fin de journée hivernale. C'est l'heure à laquelle les lampadaires s'éclairent, prenant le relais des ultimes rayons solaires qui se meurent dans la grisaille et l'obscurité naissante. Les trottoirs, qui au petit matin scintillaient encore des milles éclats blancs de la neige tombée durant la nuit, ne sont désormais plus qu'un triste amas boueux dans lequel s'enfoncent les pas mal assurés des travailleurs regagnant leurs domiciles. Vendeurs, employés de bureaux et ouvriers se croisent, se dépassent, se bousculent parfois avant de reprendre leur marche. Dans les transports en commun, le silence est presque total. Regards fuyants et mines fatiguées qui se laissent bercer par le vrombissement du moteur ou l'insipide voix de la speakerine annonçant les arrêts, alors que bus et tramways se vident peu à peu de ces simulacres d'existence. Tempête tassée de mouvements, maelströms de phares poignardant la pénombre, le corps urbain anime ses membres, traversés dans leurs moindres orifices, parcourus par l'activité des microcosmes qui se hâtent. Au cœur de cet organisme fuligineux, la gare centrale aspire et rejette ses milliers de créatures au rythme des trains qui se succèdent, inlassablement.
Dans le bar qui fait face aux voies ferrées, c'est le calme plat. Tout au plus quelques coudes qui se lèvent pour quitter le comptoir l'espace d'un instant, mouvements indispensables à la seule activité qu'on connaît dans ce rade qui suinte la résignation. L'échec y a élu domicile, son odeur rance enfume les lieux, ses traits dessinent les visages, ses affres soulignent le mutisme ambiant. Le "Terminus". C'est ici que l'on accoste lorsque l'on a tout perdu, qu'on chavire sous le poids de la vie, qu'on coule sous celui de l'alcool. S'en emplir pour crever l'abcès... Cuites désabusées, solitaires, aphones... Inertie des perdants...
Ils sont trois, chacun sa table, chacun son verre. A quoi bon squatter le comptoir quand on a rien à se dire ? Un simple regard suffit, la compagnie d'un verre de bière aussi. De l'autre côté du comptoir, le constat d'échec est le même: patron et clients se retrouvent dans leur faillite. Reste qu'on est au chaud ici, c'est déjà ça. On se serait bien passé de ce souffle froid qui s'invite lorsque la porte s'ouvre, laissant alors entrevoir la massive silhouette d'un vieillard barbu. Qui s'avance vers le comptoir, accompagné des mornes regards des présents. Hormis sa grande valise, pas grand chose ne différencie le nouvel arrivant des habitués. Même tenue négligée, même manière de marcher, lente, résignée. Et pourtant il y a ce quelque chose dans le regard qui rappelle un bonheur autrefois entrevu et augure d'une once d'espoir en l'avenir. L'abdication n'a encore achevée son inébranlable besogne.
"On vous sert quoi ?"
"Rien, c'est moi qui suis là pour ça."
"Qu'est ce que tu veux le vieux ? "
"Je travaille pour une enseigne de spiritueux, j'ai des échantillons à faire goûter à vos clients si vous n'y voyez d'inconvénient..."
"Tant que j'y ai droit aussi..."
Déballage des bouteilles, qui contiennent un liquide verdâtre. Chacun la sienne, on boit. Pour le marketing faudra repasser. Et puis faire de la pub dans l'antre de l'échec, faut pas pousser non plus... Qu'importe, les flacons se vident. L'amertume de cette étrange boisson se mélange à celle des âmes, s'invite dans les gosiers qu'elle traverse. C'est fort, ça brûle, on se réchauffe. Le vieillard en profite aussi, et quelques luisantes gouttes vertes ornent sa longue barbe blanche désormais, conséquences d'une lampée hasardeuse. Malgré l'alcool, le silence persiste, religion des résignés.Pour l'apostasie faudra repasser plus tard.
En attendant, les tournées s'enchaînent, les réserves de flacons semblent inépuisables...
Soudain, un cri fuse: "Nom de Dieu, je suis totalement saoul !". C'est le client le plus âgé, véritable vétéran de la loose, champion de l'échec. Et comme par écho, d'autres voix s'élèvent: "Putain, c'est la plus grosse cuite de ma vie ! Elles sont bonnes tes bouteilles le vieux...". Les langues se délient, des conversations s'engagent. Un client se lève: pianiste raté, il titube jusqu'à l'instrument désaccordé du fond du bar, hasarde quelques accords. Du mineur uniquement, on ne se refait pas. Progressivement, les notes s'entrechoquent et se lient jusqu'à former une démoniaque danse mélancolique. Vagues regains de valses slaves copulant avec des tritons dissonants. Diabolus in musica. On danse, on chante, on revit. Le sol se couvre de verre, on boit à la russe désormais. Le vétéran de la loose tente d'allumer la barbe du vieillard à l'aide de son briquet. Celui-ci l'observe, souriant. Le patron commence à démolir ses propres chaises, s'évertuant à les utiliser comme projectiles pour atteindre un tableau perché au mur. Celui-ci représente la princesse Diana. "Crève, salope!".
A l'extérieur, les lumières des habitations s'éteignent progressivement, le silence s'installe, le sommeil s'invite. Quelques cris éparses résonnent au loin, vite couverts par le passage en gare d'un train de marchandises. Quelque part dans sa chambre, une jeune fille reluque quelques photographies, s'accrochant à ces fragments, reflets d'un amour inaccessible. Images en guise de sensations, le rêve s'accroche aux vaines espérances d'un partage de l'existence sinon d'une utopique proximité. Nuit blanche en perspective... Sur le parvis d'une église, quelques clochards frigorifiés viennent d'allumer un feu, partageant autour de la flamme leurs haleines fétides. Ici aussi, la nuit s'annonce longue.
Dans le bar, la fête bat son plein. On gueule, on danse, on s'amuse. Les murs font désormais office de latrines, on vomit allègrement sur les tables. Des années qu'on attendait cette catharsis refoulée, cet exutoire salvateur, alors on ne va pas s'embarrasser de convenances! Crever l'abcès, tout oublier au moins le temps d'une nuit, faire jaillir la vie retrouvée. Personne ne s'entend plus parler dans le tumulte infernal d'entre ces quatre murs. Une chaise vole par la fenêtre, le froid s'invite à la fête, qu'importe, ce soir il sera un joyeux compagnon lui-aussi.
Ces âmes qui ne contenaient que turpitudes se sont enfin vidées, le corps a pris le dessus. Les mouvements guident le cerveau, danses rédemptrices et hallucinées, cris expiatoires et animaux. Mais déjà, l'Après guette, s'immisce dans ce bonheur éphémère lorsque l'un des fêtards s'assoupit. Puis s'installe définitivement lorsqu'il n y a plus rien à boire, juste une dernière cigarette à fumer. Pour enfin, dévoiler le mensonge, lorsqu'une autre réalité reprend le dessus. Mirages de joie, imposture de la fête, simulacres d'une nuit grisante. La page se tourne, douloureusement, il ne pouvait en être autrement. Sans regrets, car la souffrance même vaut mieux que la platitude des émotions. S'engager sur le grand huit, la grande descente...
Odeurs de tabac froid, vapeurs rances d'alcool, le "Terminus" se réveille douloureusement. Les fêtards de la veille s'observent du coin de l'œil, méfiants. Le vieillard aux bouteilles vertes a disparu, oubliant sa valise qui gît au pied du bar. L'un des clients s'en approche, c'est le vétéran. Fouille en règle du bagage. Puis il se redresse, très blême, et on l'entend marmonner quelques paroles: "Putain, mais ouais, c'était Dieu ce mec... Merde... Finir ici, c'est bizarre quand même... Quoique... L'échec... Il a tout chié en fait ce type... Le pire looser, c'est lui... Au bon endroit, au bon endroit...".
Dehors, le soleil ne s'est toujours pas levé. Il est pourtant 10 heures passées. De fait, la ville est plongée dans une obscurité inhabituelle. Lampadaires éteints, seuls les phares des voitures balaient la pénombre, halos de lumières égarés et nerveux. Et pourtant la vie suit son cours, les employés ont rejoints leurs bureaux, les ouvriers tentent tant bien que mal de travailler dans ces conditions pour le moins inhabituelles, les vendeurs gardent leurs stores ouverts. Rien n'arrête la routine.
Soudain, à proximité des voies ferroviaires retentit un bref hurlement.
Le cadavre du vieillard qu'on retrouvera quelque temps après sous les rails finira à la fosse commune. Identité inconnue. Autopsie qui conclue au suicide. Paraît qu'au milieu de tout ce sang, on ne reconnaissait plus grand chose. Juste ce bout de barbe blanche, avec cette étrange tâche verdâtre dessus...